II

III

Dans le mélancolique Achéron, où ne luit point

de lune, loin de la bonne Terre, loin du jour joyeux,

là où nul printemps ne montre ses bourgeons, où

nul soleil mûrissant ne fait ployer les pommiers, où

mai, le mois fleuri, ne parsème point le gazon des

fleurs du châtaignier, où jamais ne chantent les

merles, où ne s'apparient jamais les linottes siffleuses,

là, près d'une source léthéenne aux eaux troubles

et sonores, était couché le jeune Charmidès. D'une

main lasse, il avait cueilli les fleurs de l'asphodèle,

et éparpillait sur les eaux mornes du ruisseau noir

le petit trésor qu'il avait récolté, et il regardait disparaître

les étoiles blanches, et tout ce qui l'entourait

était comme un rêve,

lorsque, jetant un regard dans le miroir des

eaux, à travers le désordre de sa chevelure frisée,

il lui sembla voir passer une ombre sur son image

et une petite main se glissa dans la sienne. De chaudes

lèvres effleurèrent timidement ses joues pâles et

dans un soupir lui murmurèrent leur secret.

Alors il tourna en arrière ses yeux las, et il vit.

Et leurs figures se rapprochèrent de plus en plus.

Leurs jeunes bouches s'attirèrent de si près qu'on

eût dit une rose de flamme, unique et parfaite, et

il sentit son sein palpitant, et son haleine qui s'échauffait,

s'accélérait.

Et il lui donna toutes les caresses qu'il avait

tenues en réserve, et elle lui fit le sacrifice de

toute sa virginité, et membre contre membre, en

une longue et voluptueuse extase, leur passion s'accrut

et se calma. Oh! pourquoi, chalumeau trop

aventureux, te risquer à chanter encore l'amour;

c'est assez de dire qu'Eros ait fait résonner son rire

sur cette prairie sans fleur.

O trop audacieuse poésie, pourquoi essayer de

chanter encore la passion? Reploie tes ailes sur le

téméraire Icare, et laisse ton lai dormir sur les

cordes silencieuses de la lyre, jusqu'au jour où tu

auras découvert l'antique source de Castalie, ou

cueilli dans les eaux lesbiennes la plume d'or que

laissa tomber Sapho, en se noyant.

C'est assez, c'est assez de dire que l'être dont la

vie avait été une ardente et coupable pulsation, une

infamie splendide, pût dans le pays sans amour où

règne Hadès, glaner une moisson brûlante sur ces

champs de flamme, où la passion erre pieds nus,

sans chaussures et pourtant sans se blesser. Ah!

c'est assez qu'une seule fois leurs lèvres aient pu

se rencontrer,

en celle ardente palpitation où des existences entières

semblent se condenser en une seule extase,

et qui meurt dans l'excès de la volupté, dans la

tension d'un plaisir convulsif, avant que Proserpine

les désignât pour la servir autour du trône d'ébène

où siège le pâle Dieu qui lui délia la ceinture dans

les campagnes d'Enna.



PANTHÉA



Non, allons d'un feu à un autre feu, de la souffrance

passionnée à une volupté plus mortelle.

Je suis trop jeune pour vivre sans désir, tu es trop

jeune pour perdre cette nuit d'été à faire ces vaines

questions que depuis longtemps l'homme a posées

au voyant et à l'oracle, sans recevoir de réponse.

Car, ma tendre amie, mieux vaut sentir que savoir,

et la sagesse est un héritage sans enfants. Une

vague de passion, la première et ardente explosion

de la jeunesse, voilà qui vaut bien les proverbes

accumulés par le sage. Ne tourmente point ton

âme d'une philosophie morte; n'avons-nous pas

des lèvres pour le baiser, des coeurs pour aimer et

des yeux pour voir?

N'entends-tu pas le murmure du rossignol, pareil

à de l'eau qui chante au sortir d'une urne

d'argent? Si doux est ce chant qu'il fait pâlir la

lune de dépit d'être suspendue à une telle hauteur

dans le ciel, et de ne pouvoir entendre cette mélodie

ravissante d'amour.—Vois comme elle enguirlande

de brouillards ses deux cornes, la lune attardée

dans sa tâche.

Des lis blancs, coupes dans lesquelles rêvent les

abeilles d'or, la neige que forment les pétales tombés,

quand la brise éparpille les fleurs du châtaignier,

ou l'éclat des corps d'éphèbes reflétés par

l'eau,—tout cela ne te suffit-il pas? Désires-tu

quelque chose de plus? Hélas, les Dieux ne donneront

jamais rien de plus de leur éternel trésor.

Car nos grands Dieux ont fini par se lasser, par

s'irriter de tous nos pêchés sans fin, de notre vain

effort pour expier par la souffrance, par la prière,

ou par le prêtre, le gaspillage des jours de la jeunesse,

et jamais, jamais ils ne prêtent la moindre

attention, soit au bien, soit au mal, mais dans

leur indifférence, ils font tomber la pluie sur le

juste et l'injuste.

Ils prennent leurs aises, nos dieux. Ils prennent

leurs aises. Ils parsèment des pétales de rose leur

vin parfumé. Ils dorment, dorment sous les arbres

berceurs où s'entrelacent l'asphodèle et le jaune lotus.

Ils regrettent les jours heureux de jadis, où ils

ne savaient pas encore ce qu'on peut rêver de mal,

et faire en rêvant.

Et bien loin, au-dessous du pavé de bronze, ils

voient comme un essaim de mouches la foule des

petits hommes, l'agitation des menues existences,

puis dans leur ennui, ils reviennent à leur séjour

parmi les lotus, et se baisent les uns les autres sur

les lèvres, et boivent à plus longs traits la liqueur

préparée avec les graines du pavot, qui amène le

doux sommeil aux paupières de pourpre.

Là, tout le long du jour, le soleil aux vêtements

d'or, reste debout, tenant en main sa torche flambante,

et quand le tissu varié des heures de la journée

a été achevé par les douze vierges, alors à travers

le brouillard cramoisi s'avance la lune, à peine

échappée des bras d'Endymion, et les Dieux immortels

se pâment dans les transes de passions mortelles.

Là-haut la reine Junon se promène parmi la rosée

des prés, ses grands pieds blancs tachés par la

poussière safranée des lis agités par le veut, pendant

que le jeune Ganymède s'ébat dans le moût

brûlant à l'écume ambrée; et ses boucles voltigent

de tous côtés, comme au jour où l'aigle ravit sur

l'Ida l'enfant tout effrayé, et l'emporta à travers le

ciel ionien...

Là-haut, dans le fond vert de quelque jardin bien

clos, la reine Vénus, ayant à son côté le berger,

près de son corps doux et chaud, comme la fleur

d'églantine, qui voudrait être blanche, mais qui

rougit de son orgueil, rit tout bas dans son amour,

si bien que le jaloux Salmacis, épiant à travers le

feuillage des myrtes, soupire dans la douleur de la

volupté solitaire.

Là-haut ne souffle jamais ce terrible vent du Nord

qui laisse nos forêts d'Angleterre mornes et nues,

jamais la neige rapide n'y tombe en blanc duvet,

jamais l'éclair aux rouges dentelures ne se risque à

les réveiller dans la nuit cerclée d'argent, alors que

nous pleurons sur quelque douce et triste faute, sur

quelque délice mort.

Hélas! eux, ils connaissent la lointaine source du

Léthé, ils les connaissent bien, les eaux qui se cachent

parmi les violettes, où celui dont les pieds meurtris

sont las d'errer, peut reprendre courage et marcher,

et boire à ces profondeurs l'eau fraîche et cristalline,

y puiser un baume du sommeil pour les âmes que

fuit le sommeil, un engourdissement de la douleur.

Mais nous comprimons nos natures; Dieu, ou le

Destin est notre ennemi. Assez de ce désespoir qui

accompagne partout le plaisir, assez de tous les

temples que nous avons bâtis, assez d'avoir fait de

justes prières jamais exaucées, car l'homme est

faible, Dieu dort, et le ciel est haut. Un instant

brillamment coloré, un seul grand amour, et voilà

que nous mourons.

Ah! nul batelier, maniant péniblement la gaffe,

ne pousse sa noire chaloupe vers le rivage sans

fleurs. Aucune petite monnaie de bronze ne saurait

porter l'âme par-dessus le fleuve de la mort au pays

sans soleil. Victimes, libations, voeux, tout est inutile;

la tombe est scellée; les morts ne se relèvent

point.

Nous nous dissolvons dans l'air des hautes régions;

nous redevenons des choses identiques à

celles que nous touchons; chaque rayon cramoisi de

soleil doit son éclat au sang de notre coeur: tout

astre qu'émeut le printemps doit à nos jeunes vies

son déploiement de flamme verte; les bêles les plus

sauvages qui battent la broussaille nous sont apparentées;

toute vie est une et tout est changement.

Un unique battement de systole et de diastole,

effet d'une seule et vaste existence, soulève le coeur

géant de la Terre, et les vagues puissantes de l'être

unique ondulent depuis le germe sans nerf, jusqu'à

l'homme, car nous sommes une parcelle de

tout. Rocher, oiseau, animal ou colline, nous ne

faisons qu'un avec les êtres qui nous dévorent, avec

les êtres que nous tuons.

Des cellules inférieures où la vie se réveille nous

passons à la plénitude de la perfection; ainsi

vieillit l'Univers. Nous qui sommes aujourd'hui

semblables à des dieux, nous avons été jadis une

masse de pourpre frissonnante barrée de lignes d'or,

insensible à la joie et à la souffrance, et ballottée

dans les dédales terribles de mers furieuses sous les

coups des vents.

Cette ardente et vigoureuse flamme dont brûlent

nos corps, elle fera peut-être resplendir d'asphodèles

quelques prairies, oui, et ces seins d'argent, les

tiens, deviendront perles d'eau. Les terres brunes

que labourent les hommes seront rendues plus fécondes

par nos amours de cette nuit. Rien n'est

perdu dans la nature; toutes choses vivent en dépit

de la Mort.

Le premier baiser de l'adolescent, la première

clochette de l'hyacinthe, la dernière passion de

l'homme, la dernière lance rouge qui jaillit hors

du lis, l'asphodèle qui ne veut point laisser ses

fleurs s'épanouir par effroi de sa trop grande beauté

et par réserve pudique, comme celle qu'éprouve la

jeune fiancée sous le regard de son amoureux, ce

sont là autant de choses

que consacre un unique sacrement. Nous ne

sommes pas seuls à avoir la passion de l'hyménée.

La terre aussi l'éprouve. Les jaunes boutons d'or,

que le rire secoue, connaissent à la pointe du jour

un plaisir aussi réel que nous, quand dans un bois

plein de fraîches fleurs, nous respirons le printemps

sur notre coeur, et sentons que la vie est bonne.

Aussi, quand les hommes nous enseveliront sous

l'if, ta bouche pareille à une tache pourpre, deviendra

une rose, et tes doux yeux seront des campanules

d'un bleu foncé, obscurcies de rosée, et quand le

blanc narcisse jettera étourdiment ses baisers au

vent, son compagnon de jeu, un vague reste de joie

agitera notre poussière, et nous redeviendrons

jeune fille et jeune homme épris.

Et ainsi, sans avoir de la vie la douleur cruelle

qui lui vient de la conscience, en quelque fleur

charmante nous sentirons le soleil, nous chanterons

encore par la gorge de la linotte, et comme

deux serpents revêtus d'une somptueuse cotte de

mailles, nous passerons sur nos tombes, ou bien,

couple de tigres, nous ramperons par la jungle torride,

jusqu'à l'endroit où dorment les énormes lions

aux yeux jaunes

et nous leur livrerons bataille. Comme mon

coeur bondit à la pensée de cette grande vie après la

mort, de ce passage par la bête, l'oiseau, la fleur,

quand cette coupe contenant trop d'esprit se brise

pour respirer plus à l'aise, et avec les feuilles pâlies

d'automne, l'âme, qui fut la première à conquérir

la terre, sera la dernière et noble proie de la

terre.

Oh! songe à cela! nous revêtirons toutes les

formes capables de vie sensuelle; le Faune aux

pieds de chèvre, le Centaure ou les Elfes aux yeux

pétillants de gaîté, qui laissent des anneaux pour

trace de leurs danses, dans la prairie, afin de taquiner

l'aurore, et ne sont pas plus près que vous

et moi des mystères de la nature, car nous entendrons

battre le coeur du merle, et croître les marguerites,

et la perce-neige défaillante soupirer après le

soleil, dans les jours sombres de l'hiver; nous saurons

par qui sont lissés les fils argentés de la Vierge,

à qui les fritillaires diaprées doivent leur peinture,

et qui donne à l'aigle de larges ailes pour voler d'un

pin frissonnant à un autre.

Oui, si nous n'avions jamais aimé, qui sait si

cette asphodèle que voilà aurait attiré l'abeille en

son sein doré, ou si la rose eût jamais suspendu à

toutes ses branches ses lampes cramoisies. À ce

qu'il me semble, nulle feuille ne devrait jamais

bourgeonner au printemps, sinon pour les lèvres

qu'ont les amants pour le baiser, pour les lèvres

avec lesquelles chantent les poètes.

Le soleil doit-il donc perdre sa lumière, ou cette

lèvre façonnée par l'art de Dédale est-elle moins

belle, parce que nous héritons de la nature, et ne

faisons qu'un avec chaque battement du pouls vital

qui agite l'air? Que plutôt de nouveaux soleils parcourent

le ciel, que la fleur prenne une nouvelle

splendeur, et soit un charme de plus pour la prairie.

Et nous deux qui nous aimons, n'allons point

nous asseoir à l'écart pour critiquer la nature, mais

que la mer joyeuse soit notre vêtement, et que

l'étoile chevelue lance ses flèches à notre gré! Nous

ferons partie du grandiose ensemble de toutes

choses, et dans toute la succession des éons, nous

nous mêlerons, nous nous perdrons dans l'âme cosmique,

Nous serons des notes dans cette grande symphonie

dont la cadence allant de cercle en cercle

forme le rythme de toutes les sphères, le coeur de

l'Univers entier, battant de vie, ne fera qu'un avec

notre coeur. Les années qui arrivent d'un pas furtif

ont maintenant perdu les terreurs qu'elles nous

causaient: nous ne mourrons point: l'Univers lui-même

fera notre immortalité.



HUMANITAD
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