III

HUMANITAD



Nous voici au coeur de l'hiver. Les arbres sont

dépouillés, excepté là où les bestiaux se terrent pour

résister au froid, sous le pin, car celui-ci ne revêt

jamais la livrée éclatante de l'automne, à qui son

frère jaloux dérobe son or. Pour lui, il garde fidèlement

son costume vert; âpre est le vent,

comme s'il soufflait de la caverne de Saturne.

Quelques minces poignées de foin adhèrent encore

aux haies vivement dessinées en noir, la où le

charretier a ramené la charge odorante d'un jour

d'été, depuis les prairies d'en bas jusqu'à la pente

étroite. Sur la neige à demi fondue, les bêlantes

brebis se tassent contre les barrières, et les chiens

domestiques, tout transis,

vont de t'étable close au ruisseau gelé, et reviennent

l'air découragé, et regrettent le pâtre grondeur

et le bruyant attelage. Et dans les hauteurs,

décrivant des cercles sans but, les corbeaux croassants

tournoient autour de la meule blanche de

givre, ou se tiennent en rang serré sur les rameaux

ruisselants, et dans le marécage, les plaques de

glace se fendillent

sous les pas solennels du héron décharné qui va

par les roseaux, bat des ailes et ramène son cou en

arrière, et pousse un cri railleur à la vue de la lune.

À travers les prairies s'en va d'un pied boiteux le

pauvre lièvre effaré; qu'on prendrait pour une

petite tache. Et une mouette égarée, jetant sa clameur

irritée, voleté comme une soudaine tombée

de neige sous le ciel d'un gris morne.

C'est le plein hiver, et le robuste paysan rapporte

de l'étable glacée sa charge de fagots, frappe du pied

sur le foyer, jette sur le feu languissant les bûches

gorgées de sève, et rit de voir le jaillissement brusque

de la flamme, effrayer ses enfants dans leurs

jeux. Et pourtant... le printemps est dans l'air.

Déjà le grêle crocus se fraye passage à travers la

neige, et bientôt les campagnes blanches vont de

nouveau se fleurir de primevères que viendra faucher

quelque jeune gars, car dès les premiers baisers

d'une chaude pluie, la mélancolie glacée de l'hiver

se résout en larmes. Les bruns sansonnets s'accouplent,

et le lapin, les yeux brillants, épie

de son terrier obscur de quel côté sont semés les

cônes de sapin. Il écrase du pied une perce-neige,

et court sur le tertre moussu. Les merles traversent

de leur vol noire promenade du soir, et les soleils

restent plus longtemps avec nous. Ah! qu'il fait

bon voir le Printemps ceint de gazon, dans toute

la joie que lui donne la vue de cette riante verdure,

franchir les haies en dansant, jusqu'au jour où la

rose précoce (ce remords charmant de l'épineuse

églantine) fait éclater son fourreau d'émeraude, et

étale le petit disque frissonnant de flamme dorée,

si bien connu des abeilles, car à sa suite se montrent

les pâles armoises, les oeillets pourprés et les asphodèles

en pleine floraison.

Alors le semeur arpente le champ du haut en

bas, pendant que derrière lui le gamin rieur écarte

de ses cris aigus la troupe noire et pillarde des

corbeaux. Alors le châtaignier déploie toute sa

gloire, et sur le gazon tombe le flot parfumé des

fleurs à la nuance de crème; les madrigaux langoureux,

murmurés à demi-voix,

s'envolent furtivement du carillon mobile de la

campanule, à chaque brise matinale. Puis ce sont

le blanc jasmin, qui étoile son propre ciel, et la

linaire qui tire sa langue de feu. L'églantine, vêtue

de velours poudreux, s'empare du sol et prend

l'empire de la forêt; puis, lorsque la rose attardée

a laissé choir,

une à une les pièces froissées de son armure,

lorsque les pensées ont fermé leurs yeux aux paupières

de pourpre, les chrysanthèmes débarquent

de leurs navires dorés leurs marchandises voyantes

et sans parfum, et les violettes, devenues d'une hardiesse

téméraire, quittent leurs modestes recoins;

et des baies écarlates parsèment l'aubépine encore

sans feuilles.

O campagne heureuse, ô arbre trois fois heureux,

bientôt voire reine, en robe brodée de marguerites,

couronnée de fleurs de lys, va descendre à petits

pas sur la prairie. Bientôt les pâtres paresseux vont

de nouveau pousser leur troupeau le long de l'étang.

Bientôt, sous la verte feuillée flottera en plein midi

le bourdonnement sourd des abeilles.

Bientôt la clairière sera toute brillante de miroirs

de Vénus, fleur préférée des audacieux, et ces

charmantes nonnes, les muguets, aux vêtements

d'un blanc de neige, égrèneront leur chapelet de

perles, et les oeillets incarnats, aux pétales foncés

en forme de mitre, embaumeront le vent; et la

clématite accrochera partout dans les haies ses

étoiles jaunes.

Cher fiancé de la Nature, si bienfaisant Printemps,

toi qui peux multiplier la génisse à la douce

haleine, donner au chevreau ses petites cornes, et

apporter à la vigne ses fleurs tendres et soyeuses,

où donc est ce népenthès que jadis l'homme tirait

de la racine de pavot et de la mandragore aux baies

luisantes?

Il fut un temps où le plus commun des oiseaux

savait me faire chanter à l'unisson avec lui, un

temps où toutes les cordes de la jeunesse vibraient

pour répondre sans retard, ou plus mélodieusement,

en rimes, à toute idylle de la forêt. Est-ce moi qui

change? Ou y aurait-il quelque chose de changé

dans la joyeuse et charmante carrière?

Non, non, tu es toujours le même: c'est moi qui

cherche à troubler par des soupirs ta simple solitude,

et parce que des larmes stériles mouillent ma

joue d'une rosée, je voudrais te voir pleurer fraternellement

avec moi? Insensé! faut-il que tout coeur

blessé et inquiet s'enhardisse à corrompre un tel

vin du poison amer de son désespoir?

Tu es le même: c'est moi dont l'âme misérable

trouve du mécontentement à s'éprendre d'elle-même

et abandonne son pouvoir royal à la rude domination

de qui devrait la servir en esclave. Car, assurément,

la sagesse existe quelque part, bien que la

mer orageuse ne la recèle point, bien que l'immense

abîme réponde: «Elle n'est pas en moi.»

Brûler d'une seule et claire flamme, se tenir ferme

selon l'honneur naturel, ne point ployer le genou

en de vains prosternements, que leur inutilité condamne:

quelle alchimie pourrait me l'enseigner?

Quelle herbe travaillée par Médée m'apportera la

paix sans exaltation de l'être que rien ne fléchit?

La corde mineure qui termine l'harmonie et qui

attend vainement une réponse fraternelle, jette un

sanglot sur sa mélodie restée inachevée, et meurt

de la mort du cygne. Ainsi moi, l'héritier de la

souffrance, Memnon silencieux aux yeux sans regard

et sans paupière, j'attends la lumière et la

musique de soleils qui ne se lèveront jamais.

La torche éteinte, le sombre et solitaire cyprès,

le peu de poussière recueillie dans une urne étroite,

le doux chairi (mot grec) de la tombe attique, tout cela ne valait-il

pas mieux que de revenir à mes capricieux et maladifs

accès d'agitation d'autrefois, que de passer

mes jours dans la muette caverne de la souffrance?

Non, car peut-être ce dieu couronné de pavots

est semblable au gardien qui, près du lit d'un malade,

parle de sommeil, mais ne peut le donner.

Sa baguette a perdu sa vertu, et pour tout dire d'un

mot, la mort est une réponse trop brutale, une clef

trop banale pour résoudre un seul mystère dans la

philosophie d'une existence.

Et l'Amour, cette noble folie, dont la puissance

auguste, invincible, peut tuer l'âme de ses remèdes

emmiellés? Hélas! il me faut jouer le rôle de

fuyard, m'éloigner de cette ruine charmante, bien

qu'une mémoire trop tenace ne puisse oublier la

courbe magnifique de ce front olympien,

qui, en une courte saison, fit de ma jeunesse une

extase de si exquise indolence, que toutes les gronderies

de la vérité plus prudente me semblaient la

voix grêle de la jalousie! Oh! éloigne-loi d'ici,

chasseresse plus fatale qu'Artémis, va chercher

quelque autre proie, car à tes charmes trop périlleux

mes lèvres ont assez bu!—Jamais, non jamais,

quand même l'amour en personne tournerait sa joue

dorée vers les flots troublés de ce rivage où j'ai été

jeté comme une épave par le naufrage,—en cet

instant même où les roues du char de la passion

m'effleurent de trop près; loin d'ici! loin d'ici!

je me voue à une vie plus stérile, plus austère.

Plus stérile, oui! ces bras-ci ne se pencheront

plus à travers le treillage des vignes pour attirer

mon âme malgré sa douce résistance, par la verdure

entrelacée. Une autre tête aura cette auréole

à porter, car pour moi j'appartiens à Celle qui

n'aime aucun homme, celle dont le sein blanc et

pur porte le signe de la Gorgone.

Que Vénus s'en aille prendre le menton de son page

mignon, et lui emmêler sa chevelure frisée; que

pourvu du filet, de l'épieu et de l'équipage de chasse,

le jeune Adonis sonne de la corne à son rendez-vous,

quant à moi, son enchantement câlin, aux

manoeuvres subtiles, ne me charme plus, bien que

je sois en état de conquérir sa plus chère citadelle.

Non, quand je serais ce jeune pâtre rieur qui vit

du sommet de l'Ida passer le petit nuage par-dessus

Ténédos et la haute Troie, et devina la venue de la

Reine, et dans son admiration, s'inclina devant

elle,—non, pas même pour une nouvelle Hélène,

je ne tendrais la pomme à sa main.

Ainsi donc, apparais, Athéné aux bras d'argent,

et si la musique ne sort plus de mes lèvres, inspire

du moins ma vie. Ta gloire n'a-t-elle point été

chantée en hymnes par un homme qui le donna

son épée et sa lyre, ainsi que fit Eschyle au beau

combat de Marathon, et qui mourut pour montrer

que de l'Angleterre de Milton pourrait encore

naître un fils7.

Note 7: (retour) Byron.

Et pourtant, je ne saurais fréquenter le Portique,

et vivre sans désir, sans crainte ni souffrance,

et développer en moi cette calme sagesse, qu'en un

temps lointain, le grave maître athénien enseigna

aux hommes, acquérir cet équilibre volontaire,

concentré en soi, qui trouve en soi son réconfort,

afin de voir défiler les vaines fantasmagories du

monde sans baisser la tête.

Hélas! ce front serein, ces lèvres éloquentes, ces

yeux où se reflétait l'éternité entière, tout cela repose

dans Colonos sa patrie; une éclipse a passé sur

la sagesse, et Mnémosyne est sans enfants; la

chouette de Minerve s'est égarée dans les ténèbres

qu'elle s'est faites pour assurer la sécurité de son vol

orgueilleux.

Je ne me soucie guère de gravir en compagnie de

la Science, bien que par une subtile et étrange incantation,

elle fasse descendre la lune du ciel. La

Muse du Temps déploie son tapis aux couleurs

somptueuses devant des regards non moins avides,

et souvent, je l'avoue, dans la grande épopée que

déroule Polymnie, je me plais à lire

les pages où l'on voit l'Asie envoyer en guerre

ses myriades de soldats contre une petite cité, et le

Mède tout cuirassé de mailles dorées, armé d'un

cimeterre orné de gemmes, et d'un bouclier blanc,

empanaché de pourpre, chevauchant entre les peupliers

ondulants et la mer que les hommes appellent

Artémisium, jusqu'à ce qu'il aperçût les Thermopyles

et leur défilé ardu que fermait un mur étroit, et

sur les pentes les plus proches, une petite troupe

de lions prenant leurs ébats insouciants.—Et

comment il fut stupéfait de voir tant de hardiesse,

et dressa sa tente sur le rivage semé de roseaux, et

resta deux jours immobile d'étonnement. Puis à

minuit se glissa par-dessus

une hauteur peu fréquentée, et descendant à

travers la forêt automnale, massacra traîtreusement

ces êtres si chers à Sparte, couronne du lointain

Eurotas, et puis reprit sa marche, sans soupçonner

le piège fatal que Dieu avait tendu pour lui dans

l'étroite baie de Salamine.—Et pourtant les lignes

deviennent confuses.

Et la cadence de leur langage grec ne me charme

plus; je me sens trop en désaccord avec cette époque

si belle pour l'aimer beaucoup. Car ainsi que le

disque du cadran solaire reçoit en plein midi les

rayons de l'astre, sans en rien voir dans son aveugle

obscurité, ainsi mes yeux poursuivent sans trêve

ce qui fuit ma vision déçue.

Oh! s'il se pouvait qu'un seul être grandiose,

désintéressé, simple, nous apprenne ce que c'est

que la sagesse? Parlez donc, cimes du solitaire

Helwellyn, car ces bruits de mêlée se sont écartés

de vos rochers impassibles et de vos ruisselets cristallins,

où donc est cet esprit que son existence irréprochable

n'empêcha pas de baiser la bouche

meurtrie de son propre siècle8?

Note 8: (retour) William Wordsworth (1770-1850).

Parlez donc, Lauriers de Rydal, où est Celui

dont vous avez ombragé le doux front, où est cette

âme pure qui, en ses jours de gracieuse majesté

sans couronne, a, malgré son humble carrière,

atteint le but grandiose où s'unissent amour et

devoir. Lui, du moins, il sut satisfaire les lois les

plus hautes, et il s'assit au festin de la Sagesse.

Mais nous autres, nous sommes les bâtards de

l'Erudition; nous savons par coeur le sonore mot

de passe de toutes les écoles grecques, et nous n'en

prisons aucune. L'Épée sans défaut qui abattit

l'Hydre païenne est un instrument sans vigueur,

que nous avons nous-mêmes émoussé. Quel homme

de nos jours escaladera les augustes, antiques sommets,

et se courbera devant le Respect vénérable?

Il est vrai, j'en ai connu un, mais, par Schabod!

il a disparu, ce dernier et cher fils de l'Italie, qui

étant homme est mort pour la cause de Dieu, et ses

os reposent en paix9. Oh! garde-le, garde-le bien,

ma Tour de Giotto, lis de marbre dans la ville des

lys, ne permets pas aux caprices farouches de la

tempête

Note 9: (retour) Mazzini.

de tourmenter son sommeil, interdis à l'Arno de

lancer ses eaux troubles et jaunes par-dessus ses

bords: jamais plus puissant vainqueur ne gravit

les marches du Capitole dans les temps jadis, où

Rome était vraiment Rome, car la liberté marchait

a côté de lui comme une fiancée, et à leur vue le

pâle Mystère

fuyait en jetant un cri aigu jusqu'en sa sombre

cellule, et entraînant un vieillard qui tenait des

clés rouillées; fuyait en frémissant de terreur à ce

tocsin éternel qui sonne le glas de l'oubli sur les

dynasties défuntes, et enfin il a'abattit comme

l'aigle blessé sous la rafale, lorsque le grand triumvir

pénétra jusqu'au coeur sacré de Rome.

Il connaissait le coeur sacro-saint et les collines

de Rome; il arracha sa louve immonde de la caverne

du lion, et maintenant il repose dans la mort, près

de ce dôme empyréen que Brunelleschi suspendit

dans les airs au-dessus du Val d'Arno. O Melpomêne,

fais chanter dans ta flûte mélancolique ta plus douce

plainte.

Fais chanter par les clefs tragiques des mélodies

telles que la joie elle-même puisse en concevoir de

la jalousie, et que les Neuf oublient un instant leur

modeste empire pour pleurer sur celui qui, pour

ressusciter les hommes, alluma dans le plus grandiose

des sanctuaires de Rome le flambeau de Marathon,

et porta l'ardeur du soleil jusque sur les

plaines oubliées du Soleil.

Oh! garde-le bien, ma Tour de Giotto, et que

chaque jour quelque jeune Florentin apporte des

couronnes de cette fleur enchantée que recèlent les

sombres sommets de Vallombrosa, et en couvre sa

tombe où gît celui dont l'urne est pareille à un

arbre puissant que ne voient point des yeux mortels,

un arbre puissant qui en ses cycles errants serait

poussé par la tempête jusqu'au bout infiniment

lointain où Chaos et Création se confondent, où les

ailes des chérubins aux chants éternels sont tissues

de Néant, et ont pénétré jusqu'en un vide-sans

Lune,—Et pourtant, bien qu'il soit poussière,

argile,

Il n'est point mort. Les Parques aux éternelles

mémoires s'y opposent, et les ciseaux s'abstiennent

de se refermer. Relevez vos têtes, ô poètes qui durerez

toujours, et vous clairons argentins, lancez une

sonnerie plus fière; car la vile chose qui fut l'objet

de sa haine, reste rampante en sa sombre demeure,

seule avec Dieu et des souvenirs de péché.

Et même, à quoi lui sert d'avoir regagné sa

caverne, à cette mère meurtrière des prostitutions

vêtues de pourpre? A Munich, sur l'architrave de

marbre, les jeunes Grecs meurent en souriant, mais

les mers qui baignent Egine s'agitent de dépit de se

voir désertes, et de ne pas refléter leur beauté, car

nos vies se dépouillent de toute couleur,

faute de nos idéals; si une seule étoile pareille à

une torche enflammée brille au ciel, l'injuste lumière

du jour la tue sans délai, et nulle trompette de guerre

ne peut rendre la voix de la passion à la muette poussière,

qui jadis était Manzini! La riche Niobé avait

ses fils pour se consoler des douleurs qu'elle éprouvait

dans sa pierre,—mais l'Italie!

Quel jour de Pâques ressuscitera-t-il encore ses

enfants, eux qui n'étaient pas Dieu, et néanmoins

ont souffert? Quels pieds iront sans s'égarer jusqu'à

leurs suaires aux multiples replis? Quels yeux clairs

les verront en chair et en os. Oh! qu'il serait

opportun de racler la pierre de dessus leur sépulcre,

et de baiser les roses saignantes de leurs blessures,

par amour d'Elle,

de notre Italie! notre mère visible! La plus

sainte parmi toutes les nations, et la plus triste,

pour la cause chérie de laquelle le jeune Calabrais

tomba en cette journée d'Aspromonte, le coeur

joyeux, qu'en un siècle où Dieu s'achète et se vend,

un homme se trouvât, mourant pour la Liberté!

mais nous autres, qui sommes consumés, refroidis,

nous voyons l'honneur souffleté et des entraves

enchaîner les beaux pieds de la Pitié; la Pauvreté

se glisse dans nos rues sans soleil, et d'un couteau

bien affilé, d'une main furtive coupe la gorge chaude

aux enfants. Et personne ne dit mot. Oh! nous

sommes de misérables hommes, indignes de notre

magnifique héritage. Où est-elle, la plume

de l'austère Milton? où est-elle, cette puissante

épée qui punit son maître d'une juste mort? Les

années ont perdu leur chef de jadis, et aucune voix

ne part du trépied muet pour atteindre à nos oreilles:

Et cependant, ainsi qu'une mère réduite à la dégradation,

met au monde au milieu d'un spasme

un vil enfant, qui lui inspire de l'horreur, de même

notre enthousiasme le plus sincère

engendre des enfants illégitimes, l'anarchie, qui

joue pour la Liberté le rôle de Judas, le vil et licencieux

prodigue qui vole l'or de la liberté, sans

que pourtant il lui en reste rien, l'Ignorance, le

seul vrai fratricide depuis Caïn, l'Envie, aspic qui se

meurtrit lui-même de ses piqûres, l'Avarice, dont

la main paralysée

ne s'ouvre plus qu'avec raideur; l'Avidité bondée

d'argent, et dont la faim monotone épuise les

hommes, au milieu du tumulte des roues. Ce sont

là les semences de choses qui feront périr leur

semeur. Voilà ce que chaque jour voit mûrir en

Angleterre, et les pas si doux de la Beauté ne foulent

plus les pierres d'aucune des rues enlaidies.

Ce qu'avait épargné Cromwell lui-même, est

profané par les mauvaises herbes et les vers, abandonné

aux jeux tumultueux du vent et des rafales

de neige, ou bien est restauré par des mains plus

meurtrières encore. La pire dégradation qu'opère le

Temps; il la voile de quelque grâce, mais ces modernes

scandales ne savent faire qu'une nudité imperméable

à la pluie.

Où est-il cet Art qui invitait des Anges à venir

chanter sous les hautes voûtes du choeur à Lincoln.

Si bien que l'air semble emprunter à de telles harmonies

de marbre une douceur que des lèvres humaines

n'espèrent point tirer du vrai roseau? Ah!

où est-elle cette main habile qui sut fléchir les

branches fleuries de l'aubépine,

pour l'arche de Southwell, et sculpta la maison

de Celui qui aimait les champs avec toutes nos plus

charmantes fleurs anglaises? Le même soleil se

lève pour nous; les saisons naturelles tissent le

même tapis de vert et de gris; les collines ont

gardé parmi nous leur aspect, mais cet Esprit-là a

disparu.

Et peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi.

Car la Tyrannie est une Reine incestueuse, elle a

pour frère et comme pour compagnon de lit le

Meurtre, et la Peste habite avec elle; ses pas perfides

vont et viennent par des sentiers impurs et

sanglants. Mieux valent un désert vide et une âme

inviolée.

Car une noble fraternité, l'harmonie de la vie

qui se meut dans un air pur, l'agile et pure beauté

des membres forts chez les hommes libres, et les

femmes chastes, ces choses-là élèvent nos âmes

plus haut que ne saurait le faire la maigre et aveugle

Sibylle d'Agnelo, penchée sur le livre des douleurs

humaines,

ou que la fillette que Titien représente toute

blanche sur un escalier, près de son lit, charmant,

qu'elle égale en hauteur, ou que Mona Lisa souriant

à travers ses cheveux. Ah! quoi qu'on pense, la vie

est, après toute chose, plus vaste qu'aucun ange

peint, si nous étions en état de voir le Dieu qui est

au dedans de nous. La sérénité grecque de jadis,

qui maîtrise la passion, ou cette ligne bien droite

chez les vierges de marbre, qu'on voit, sans trouble

dans le regard, sans agitation dans les membres,

chevaucher autour du Temple d'Athéné, et en

refléter les divines ordonnances, et cette exacte symétrie

de toutes les choses qui dans l'homme se

livreraient sans cela d'incessants combats,—tout

au moins dans l'intervalle,

qui s'étend des baisers maternels à la tombe,

voilà sans doute de quoi gouverner nos vies, et

nous assurer un empire assez puissant pour que la

tentation s'enroue à appeler du fond de sa caverne,

pour que le blême Péché marche courbé sous la

honte de ses adultères, pour que la Passion, en

quittant la maison de plaisir, ouvre des yeux

effarés.

Faire le corps et l'Esprit chose une et identique

avec tout ce qui est droit, si bien que rien ne vive

en vain, du matin jusqu'à midi, mais qu'en un

doux unisson, outre chaque pouls de la chair et

chaque palpitation du cerveau, l'âme, encore parfaite,

réside sur un trône défendu par d'imprenables

bastions contre toutes les vaines attaques du

dehors,

Et qu'elle observe, avec une sereine impartialité,

la mêlée des choses, et y puise néanmoins du réconfort,

en sachant que par la chaîne de la causalité

sont mariées toutes les choses différentes, qu'il

en résulte un tout suprême, qui a pour langage la

joie ou un hymne plus saint! Ah! certes, ce serait

là une manière de gouverner

la vie en la plus auguste omniprésence, et

par là, l'intellect doué de raison trouverait dans la

passion son expression; les purs sens, qui autrement

sont ignobles, communiqueraient la flamme

à l'esprit, et le tout formerait une harmonie plus

mystique que celle dont sont unies les étoiles planétaires

et de leurs tons divers ferait une corde à l'octave,

dont la cadence étant sans bornes, se répandrait à

travers les orbes de toutes les sphères, et de là

jusqu'à leur Maître reviendrait, renforcée par sa

nouvelle puissance, douées d'un pouvoir plus efficace.

—Ah! vraiment, si nous pouvions seulement

atteindre à cela, nous aurions trouvé le dernier, le

suprême credo.

Ah! c'était chose aisée quand le monde était

jeune, que de tenir sa vie à l'écart des contraintes

et des souillures. Sur nos lèvres tristes a vibré un

chant différent; nous nous sommes ôté notre couronne

de nos propres mains, pour errer parmi les

souffrances de l'exil; et dépossédés que nous

sommes de ce qui nous appartient en propre, nous

ne pouvons connaître d'autre aliment qu'une agitation

sans trêve.

En somme, la grâce, la fleur des choses s'est

dissipée, et de tous les hommes nous sommes les

plus misérables, nous qui devons vivre la vie l'un

de l'autre et jamais celle qui nous appartient en

propre, et cela par pure pitié, avec la peine de défaire

ensuite; il en était autrement au temps où âme et

corps semblaient se confondre en mystiques

symphonies.

Mais nous avons déserté ces charmants refuges,

pour entreprendre d'un pied fatigué le voyage du

nouveau Calvaire, où nous contemplons, comme

celui qui voit sa propre face dans un miroir, l'Humanité

s'égorgeant elle-même, où dans le reproche

muet de ce triste regard, nous apprenons quel terrible

fantôme peut faire surgir la main rougie de

l'homme.

O bouche meurtrie! O front couronné d'épines!

O calice plein de toutes les misères communes!

Toi, tu as pour l'amour de nous qui ne t'avons

point aimé, tu as enduré une agonie prolongée

pendant des siècles sans fin. Et nous autres nous

étions vains, ignorants, et nous ne sûmes point

que le coup de poignard, porté par nous à ton

coeur, atteignait mortellement le nôtre.

Car nous étions à la fois les semeurs et les semences,

la nuit qui enveloppe, et le jour qui s'assombrit,

la lance qui perce et le flanc qui saigne,

les lèvres qui trahissent, et la vie qui est trahie;

l'abîme a le calme, la lune a le repos, mais nous les

maîtres du monde de la nature, nous» sommes

encore notre redoutable ennemi.

Est-ce là le terme de toute cette force primitive,

qui restant identique sous les divers changements,

est sortie par violence du chaos aveugle, pour

monter toujours plus haut, à travers des mers

affamées et des tourbillons de rochers et de

flammes, jusqu'à ce que les soleils se fussent groupés

dans le ciel, pour commencer leurs cycles,

jusqu'à ce que chantassent les étoiles du matin et

que le Verbe se fit homme?

Non, non, nous ne sommes que crucifiés, et bien

que de nos sourcils tombe comme une pluie, la

sueur de sang, qu'on arrache les clous, et nous descendrons,

je le sais! Que soient étanchées les

rouges blessures, et nous retrouverons notre intégrité!

Nous n'avons nul besoin de l'hysope offerte

au bout d'un roseau. Ce qui est purement humain,

est aussi de nature divine, est aussi Dieu.



SONNET A LA LIBERTÉ
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