UNE COMÉDIE A PROPOS D'UNE TRAGÉDIE

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Il a publié aussi un drame, — on appelle cela un drame, — où l'on trouve ce beau vers :

Demain vingt-cinq juin mil six cent cinquante sept.

QUELQU'UN

Ah, ce vers !

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Cela peut s'écrire en chiffres, voyez-vous, mesdames :

Demain, 25 juin 1657.

Il rit. On rit.

LE CHEVALIER.

C'est une chose particulière que la poésie d'à présent.

LE GROS MONSIEUR.

Ah çà ! il ne sait pas versifier, cet homme-là ! Comment donc s'appelle-t-il déjà ?

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Il a un nom aussi difficile à retenir qu'à prononcer. Il y a du goth, du visigoth, de l'ostrogoth dedans.

Il rit.

MADAME DE BLINVAL.

C'est un vilain homme.

LE GROS MONSIEUR.

Un abominable homme.

UNE JEUNE FEMME.

Quelqu'un qui le connaît m'a dit…

LE GROS MONSIEUR.

Vous connaissez quelqu'un qui le connaît ?

LA JEUNE FEMME.

Oui, et qui dit que c'est un homme doux, simple, qui vit dans la retraite et passe ses journées à jouer avec ses petits enfants.

LE POÈTE.

Et ses nuits à rêver des oeuvres de ténèbres. — C'est singulier ; voilà un vers que j'ai fait tout naturellement. Mais c'est qu'il y est, le vers :

Et ses nuits à rêver des oeuvres de ténèbres.

Avec une bonne césure. Il n'y a plus que l'autre rime à trouver. Pardieu ! funèbres.

MADAME DE BLINVAL.

Quidquid tentabat dicere, versus erat.

LE GROS MONSIEUR.

Vous disiez donc que l'auteur en question a des petits enfants.
Impossible, madame. Quand on a fait cet ouvrage-là ! un roman atroce !

QUELQU'UN.

Mais, ce roman, dans quel but l'a-t-il fait ?

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Est-ce que je sais, moi ?

UN PHILOSOPHE.

À ce qu'il paraît, dans le but de concourir à l'abolition de la peine de mort.

LE GROS MONSIEUR.

Une horreur, vous dis-je !

LE CHEVALIER.

Ah ça ! c'est donc un duel avec le bourreau ?

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Il en veut terriblement à la guillotine.

UN MONSIEUR MAIGRE.

Je vois cela d'ici. Des déclamations.

LE GROS MONSIEUR.

Point. Il y a à peine deux pages sur ce texte de la peine de mort. Tout le reste, ce sont des sensations.

LE PHILOSOPHE.

Voilà le tort. Le sujet méritait le raisonnement. Un drame, un roman ne prouve rien. Et puis, j'ai lu le livre, et il est mauvais.

LE POÈTE ÉLÉGIAQUE.

Détestable ! Est-ce que c'est là de l'art ? C'est passer les bornes, c'est casser les vitres. Encore, ce criminel, si je le connaissais ? mais point. Qu'a-t-il fait ? on n'en sait rien. C'est peut-être un fort mauvais drôle. On n'a pas le droit de m'intéresser à quelqu'un que je ne connais pas.

LE GROS MONSIEUR.

On n'a pas le droit de faire éprouver à son lecteur des souffrances physiques. Quand je vois des tragédies, on se tue, eh bien ! cela ne me fait rien. Mais ce roman, il vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir la chair de poule, il vous donne de mauvais rêves. J'ai été deux jours au lit pour l'avoir lu.

LE PHILOSOPHE.

Ajoutez à cela que c'est un livre froid et compassé.

LE POÈTE.

Un livre !… un livre !…

LE PHILOSOPHE.

Oui. — Et comme vous disiez tout à l'heure, monsieur, ce n'est point là de véritable esthétique. Je ne m'intéresse pas à une abstraction, à une entité pure. Je ne vois point là une personnalité qui s'adéquate avec la mienne. Et puis le style n'est ni simple ni clair. Il sent l'archaïsme. C'est bien là ce que vous disiez, n'est-ce pas ?

LE POÈTE.

Sans doute, sans doute. Il ne faut pas de personnalités.

LE PHILOSOPHE.

Le condamné n'est pas intéressant.

LE POÈTE.

Comment intéresserait-il ? il a un crime et pas de remords. J'eusse fait tout le contraire. J'eusse conté l'histoire de mon condamné. Né de parents honnêtes. Une bonne éducation. De l'amour. De la jalousie. Un crime qui n'en soit pas un. Et puis des remords, des remords, beaucoup de remords. Mais les lois humaines sont implacables : il faut qu'il meure. Et là j'aurais traité ma question de la peine de mort. À la bonne heure !

MADAME DE BLINVAL.

Ah ! Ah !

LE PHILOSOPHE.

Pardon. Le livre, comme l'entend monsieur, ne prouverait rien. La particularité ne régit pas la généralité.

LE POÈTE.

Eh bien ! mieux encore ; pourquoi n'avoir pas choisi pour héros, par exemple… Malesherbes, le vertueux Malesherbes ? son dernier jour, son supplice ? Oh ! alors, beau et noble spectacle ! J'eusse pleuré, j'eusse frémi, j'eusse voulu monter sur l'échafaud avec lui.

LE PHILOSOPHE.

Pas moi.

LE CHEVALIER.

Ni moi. C'était un révolutionnaire, au fond, que votre M. de Malesherbes.

LE PHILOSOPHE.

L'échafaud de Malesherbes ne prouve rien contre la peine de mort en général.

LE GROS MONSIEUR.
23 of 88
2 pages left
CONTENTS
Chapters
Highlights