XI
En decembre 1851, quand celui qui ecrit ces lignes arriva chez l'etranger, la vie eut d'abord quelque durete. C'est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi.
Cette esquisse sommaire de "ce que c'est que l'exil" ne serait pas complete si ce cote materiel de l'existence du proscrit n'etait pas indique, en passant, et du reste, avec la sobriete convenable.
De tout ce que cet exile avait possede il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son theatre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, etait supprime. La hative vente a l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes a nourrir.
Il avait a pourvoir aux deplacements, aux voyages, aux emmenagements nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il etait le centre, a tout l'inattendu d'une existence desormais arrachee de terre et maniable a tous les vents; un proscrit, c'est un deracine. Il fallait conserver la dignite de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne souffrit.
De la une necessite immediate de travail.
Disons que la premiere maison d'exil, Marine-Terrace, etait louee au prix tres modere de quinze cents francs par an.
Le marche francais etait ferme a ses publications.
Ses premiers editeurs belges imprimerent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Oeuvres oratoires. Napoleon le Petit fit seul exception. Quant aux Chatiments, ils couterent a l'auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiee a l'editeur Samuel, n'a jamais ete remboursee. Le produit total de toutes les editions des Chatiments a ete pendant dix-huit ans confisque par les editeurs etrangers.
Les journaux royalistes anglais faisaient sonner tres haut l'hospitalite anglaise, melangee, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions, du reste comme l'hospitalite belge. Ce que l'hospitalite anglaise avait de complet, c'etait sa tendresse pour les livres des exiles. Elle reimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement le plus cordial au benefice des editeurs anglais. L'hospitalite pour le livre allait jusqu'a oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l'hospitalite britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un livre est de laisser mourir de faim l'auteur, temoin Chatterton, et d'enrichir l'editeur. Les Chatiments en particulier ont ete vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le theatre anglais n'etait pas moins hospitalier pour les pieces francaises que la librairie anglaise pour les livres francais. Aucun droit d'auteur n'a jamais ete paye pour Ruy Blas, joue plus de deux cents fois en Angleterre.
Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalite anglaise.
Cette presse a souvent appele celui qui ecrit ces lignes, avare.
Elle l'appelait aussi "ivrogne", abandonned drinker.
Ces details font partie de l'exil.
XII
Cet exile ne se plaint de rien. Il a travaille. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.
Y a-t-il du merite a etre proscrit? Non. Cela revient a demander: Y a-t-il du merite a etre honnete homme? Un proscrit est un honnete homme qui persiste dans l'honnetete. Voila tout.
Il y a telle epoque ou cette persistance est rare. Soit. Cette rarete ote quelque chose a l'epoque, mais n'ajoute rien a l'honnete homme.
L'honnetete, comme la virginite, existe en dehors de l'eloge. Vous etes pur parce que vous etes pur. L'hermine n'a aucun merite a etre blanche.
Un representant proscrit pour le peuple fait un acte de probite. Il a promis, il tient sa promesse. Il la tient au dela meme de la promesse, comme doit faire tout homme scrupuleux. C'est en cela que le mandat imperatif est inutile; le mandat imperatif a le tort de mettre un mot degradant sur une chose noble, qui est l'acceptation du devoir; en outre, il omet l'essentiel, qui est le sacrifice; le sacrifice, necessaire a accomplir, impossible a imposer. L'engagement reciproque, la main de l'elu mise dans la main de l'electeur, le mandant et le mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de defendre le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux forces meles, telle est la verite. Cela etant, le representant doit faire son devoir, et le peuple le sien. C'est la dette de la conscience acquittee des deux cotes. Mais quoi, se devouer jusqu'a l'exil? Sans doute. Alors c'est beau; non, c'est simple. Tout ce qu'on peut dire du representant proscrit, c'est qu'il n'a pas trompe sur la qualite de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n'y a aucune gloire a ne point vendre a faux poids.
Le representant honnete homme execute le contrat. Il doit aller, et il va, jusqu'au bout de l'honneur et de la conscience. La il trouve le precipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.
Y meurt-il? Non, il y vit.