VIII

X

Dans tout ce que nous disons ici, nous n'avons qu'une pretention, affirmer l'avenir dans la mesure du possible.

Prevoir ressemble quelquefois a errer; le vrai trop lointain fait sourire.

Dire qu'un oeuf a des ailes, cela semble absurde, et cela est pourtant veritable.

L'effort du penseur, c'est de mediter utilement.

Il y a la meditation perdue qui est reverie, et la meditation feconde qui est incubation. Le vrai penseur couve.

C'est de cette incubation que sortent, a des heures voulues, les diverses formes du progres destinees a s'envoler dans le grand possible humain, dans la realite, dans la vie.

Arrivera-t-on a l'extremite du progres?

Non.

Il ne faut pas rendre la mort inutile. L'homme ne sera complet qu'apres la vie.

Approcher toujours, n'arriver jamais; telle est la loi. La civilisation est une asymptote.

Toutes les formes du progres sont la Revolution.

La Revolution, c'est la ce que nous faisons, c'est la ce que nous pensons, c'est la ce que nous parlons, c'est la ce que nous avons dans la bouche, dans la poitrine, dans l'ame,

La Revolution, c'est la respiration nouvelle de l'humanite.

La Revolution, c'est hier, c'est aujourd'hui, et c'est demain.

De la, disons-le, la necessite et l'impossibilite d'en faire l'histoire.

Pourquoi?

Parce qu'il est indispensable de raconter hier et parce qu'il est impossible de raconter demain.

On ne peut que le deduire et le preparer. C'est ce que nous tachons de faire.

Insistons, cela n'est jamais inutile, sur cette immensite de la
Revolution.

XI

La Revolution tente tous les puissants esprits, et c'est a qui s'en approchera, les uns, comme Lamartine, pour la peindre, les autres, comme Michelet, pour l'expliquer, les autres, comme Quinet, pour la juger, les autres, comme Louis Blanc, pour la feconder.

Aucun fait humain n'a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant cette histoire sera toujours offerte aux historiens comme a faire.

Pourquoi? Parce que toutes les histoires sont l'histoire du passe, et que, repetons-le, l'histoire de la Revolution est l'histoire de l'avenir. La Revolution a conquis en avant, elle a decouvert et annonce le grand Chanaan de l'humanite, il y a dans ce qu'elle nous a apporte encore plus de terre promise que de terrain gagne, et a mesure qu'une de ces conquetes faites d'avance entrera dans le domaine humain, a mesure qu'une de ces promesses se realisera, un nouvel aspect de la Revolution se revelera, et son histoire sera renouvelee. Les histoires actuelles n'en seront pas moins definitives, chacune a son point de vue, les historiens contemporains domineront meme l'historien futur, comme Moise domine Cuvier, mais leurs travaux se mettront en perspective et feront partie de l'ensemble complet. Quand cet ensemble sera-t-il complet? Quand le phenomene sera termine, c'est-a-dire quand la revolution de France sera devenue, comme nous l'avons indique dans les premieres pages de cet ecrit, d'abord revolution d'Europe, puis revolution de l'homme; quand l'utopie se sera consolidee en progres, quand l'ebauche aura abouti au chef-d'oeuvre; quand a la coalition fratricide des rois aura succede la federation fraternelle des peuples, et a la guerre contre tous, la paix pour tous. Impossible, a moins d'y ajouter le reve, de completer des aujourd'hui ce qui ne se completera que demain, et d'achever l'histoire d'un fait inacheve, surtout quand ce fait contient une telle vegetation d'evenements futurs. Entre l'histoire et l'historien la disproportion est trop grande.

Rien de plus colossal. Le total echappe. Regardez ce qui est deja derriere nous. La Terreur est un cratere, la Convention est un sommet. Tout l'avenir est en fermentation dans ces profondeurs. Le peintre est effare par l'inattendu des escarpements. Les lignes trop vastes depassent l'horizon. Le regard humain a des limites, le procede divin n'en a pas. Dans ce tableau a faire vous vous borneriez a un seul personnage, prenez qui vous voudrez, que vous y sentiriez l'infini. D'autres horizons sont moins demesures. Ainsi, par exemple, a un moment donne de l'histoire, il y a d'un cote Tibere et de l'autre Jesus. Mais le jour ou Tibere et Jesus font leur jonction dans un homme et s'amalgament dans un etre formidable ensanglantant la terre et sauvant le monde, l'historien romain lui-meme aurait un frisson, et Robespierre deconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par etre force d'admettre une sorte de loi morale mixte qui semble se degager de tout cet inconnu. Aucune des dimensions du phenomene ne s'ajuste a la notre. La hauteur est inouie et se derobe a l'observation. Si grand que soit l'historien, cette enormite le deborde. La Revolution francaise racontee par un homme, c'est un volcan explique par une fourmi.

XII
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