APPENDICE
RÉFLEXIONS SUR RICHARD WAGNER
(JANVIER 1874)
A quel moment de sa vie Nietzsche a-t-il cessé d'être l'admirateur et le disciple de Richard Wagner? On sait que l'auteur de Zarathoustra, douze ans après avoir publié Richard Wagner à Bayreuth, opuscule laudatif qui fut salué en 1876 par les adeptes du maître comme l'évangile de la philosophie wagnérienne, lança dans le monde ce pamphlet ironique et sévère, dont le titre seul suffit à indiquer les tendances. Le Cas Wagner suscita la colère du cénacle de Bayreuth. Mais du moins rappela-t-il aux wagnériens que Nietzsche existait encore et que son œuvre était moins négligeable qu'ils avaient prétendu l'affirmer quand parut Humain, trop Humain. «Froissement de vanité», «folie des grandeurs», déclarèrent-ils péremptoirement, sans prendre la peine de s'enquérir des origines d'un sentiment qui, chez Nietzsche, était antérieur au triomphe de Wagner.
Disciple du musicien-poète, à vrai dire, Nietzsche ne le fut jamais et son admiration se tempéra toujours d'importantes réserves que lui dictait sa clairvoyance. Mais, faisant taire ses scrupules, il se donna sans réserve à l'œuvre wagnérienne, parce qu'il y trouvait la possibilité de réaliser ce qui, aux environs de 1870, lui importait plus que toute autre chose, la régénération de la culture allemande. Et enfin, par-dessus tout, il aimait Wagner et ne cessa jamais de l'aimer. Le jeune professeur de philologie classique à l'Université de Bâle avait trouvé, à l'ermitage de Trebschen, près de Zurich, un accueil chaleureux et une cordialité qu'il avait ignorés jusqu'à ce jour. Pour la première fois, il entrait en contact intime avec un milieu véritablement supérieur et les idées de Wagner, développées au cours de longues conversations, ouvraient à sa juvénile intelligence des horizons à peine entrevus jusque là. D'autre part, Mme Cosima Wagner, la première femme de grand style qu'il eût rencontrée, révélait au savant, confiné dans ses études,—il avait vingt-quatre ans lorsqu'il fut nommé à Bâle en 1869—de nouvelles façons de sentir et lui faisait connaître ces moralistes français dont il devait s'inspirer plus tard pour réaliser une œuvre si contraire aux doctrines wagnériennes.
Entre 1869 et 1873, Nietzsche fut souvent l'hôte assidu et choyé de Trebschen. De nombreux témoignages datant de cette époque font preuve, de part et d'autre, d'un attachement sincère. Quand l'œuvre de Bayreuth commença à prendre forme, Nietzsche s'y dévoua corps et âme. Il fut de toutes les réunions préparatoires, de tous les comités d'organisation et peu s'en fallut qu'il n'abandonnât la carrière universitaire pour s'improviser conférencier et collecteur, parcourant les pays allemands pour recueillir des fonds destinés à réaliser «le théâtre de l'avenir».
Mais la propagande n'excluait pas la clairvoyance. Déjà Nietzsche jugeait froidement l'homme qu'il vénérait plus que tout autre. L'intimité de tous les jours lui avait révélé les petitesses dont le génie même le plus pur est rarement exempt. Doutait-il déjà de la grandeur de l'œuvre? Le certain est que, dans les moments où il se livrait à un sévère examen de conscience, il se demandait si l'art wagnérien, dont il connaissait maintenant tous les détours, parviendrait jamais à réaliser les hautes espérances qu'il avait placées en lui. Et la mission de Wagner, à laquelle il croyait encore avec ferveur, lui semblait parfois s'égarer vers des considérations singulièrement terre à terre.
Au commencement de 1874, l'œuvre de Bayreuth parut soudain irrémédiablement compromise. Wagner s'était installé avec toute sa famille dans la petite ville bavaroise. Le théâtre-modèle était presque terminé, mais l'argent manquait pour parachever son aménagement intérieur et mettre en place la machinerie compliquée de la scène. Ce fut parmi les amis du compositeur une véritable consternation. «J'ai contracté une alliance avec Wagner», avait écrit Nietzsche. Mais que devenait cette alliance si le rêve commun de tant d'années allait ne pas se réaliser? Nietzsche se pose brusquement la question et, au fond de lui-même, il trouve aussitôt la réponse: Qu'importe Bayreuth!
Souffrit-il, quand cette exclamation lui vint sur les lèvres? Sans doute, mais son instinct de véracité était plus fort que son sentiment d'attachement pour Wagner. C'est alors qu'il note sur son calepin, rapidement et d'un seul jet, les réflexions dont nous publions plus loin la traduction. Avec une cruelle lucidité il juge l'œuvre du maître vénéré et, en même temps, il apprécie à leur juste valeur les hésitations du public, rébarbatif à la «musique de l'avenir». Toutes les réserves qu'il avait faites, à part lui, lui reviennent à la mémoire et il les note avec une hâte fébrile. C'est, malgré certains flottements dans l'expression, malgré certaines obscurités, une analyse rigoureuse de la maladie wagnérienne, où nous sont révélées, en quelque sorte avant la lettre, toutes les qualités qui prêteront plus tard un accent original au moindre aphorisme du philosophe de Par delà le bien et le mal. Nietzsche, pour la première fois, prend conscience de ce qui le sépare de Wagner et son opposition avec l'art wagnérien s'affirme sous une forme concrète.
Quelques semaines plus tard, on apprend soudain que l'inquiétude des amis de Bayreuth n'avait pas été justifiée. Louis II de Bavière venait, en effet, de mettre 300.000 thalers (375.000 francs) à la disposition de Wagner et le «théâtre de l'avenir» pouvait enfin s'achever. La joie est grande parmi les partisans du maître et Nietzsche partage cette joie! Les Réflexions sur Wagner, restées à l'état de notes intimes, sont enfouies au fond d'un tiroir et le jeune disciple s'apprête à faire son premier pèlerinage à Bayreuth...
De nouveau la légende de Wagner reprend le dessus dans les préoccupations de Nietzsche et le vrai Wagner, dont il vient d'esquisser les traits, s'efface dans sa mémoire. Peut-être estima-t-il aussi que la cause du musicien était d'importance plus haute que la personne du musicien. «La possibilité d'une culture allemande», qu'il rattache directement à «l'horizon de Bayreuth», revient au premier plan de ses préoccupations, et quand, enfin, deux ans plus tard, en 1876, le Festspielhaus allait enfin être ouvert au public, il fait taire toutes les objections, pour pouvoir offrir aux pèlerins de la nouvelle Jérusalem l'éloquent bréviaire de Richard Wagner à Bayreuth.
En écrivant ainsi l'apologie du musicien, Nietzsche prend congé du maître de sa jeunesse. Par un suprême effort de sa volonté (les brouillons qui ont été conservés démontrent son point de vue négatif), il dresse un monument de piété et d'admiration à celui qu'il a déjà cessé d'estimer. Ce décompte avec le passé est une véritable œuvre de libération. L'artiste, quand il idéalise sa souffrance, se débarrasse des liens d'une passion malheureuse. Ainsi Nietzsche idéalisa Wagner, pour oublier que l'homme qui avait été «le plus grand bonheur de sa vie» fut aussi celui qui le déçut le plus cruellement. Oublier, le put-il jamais complètement? Il devait au contraire penser sans cesse à cette amitié qui lui avait procuré les fortes émotions de sa vie. Et quand, plus tard, dix ans après la brouille définitive, il écrivit le Cas Wagner, le mot amitié revient encore et sans cesse sous sa plume. «J'ai aimé et vénéré Wagner plus qu'il ne le fut jamais», écrit le philosophe en 1888. Faut-il un autre commentaire à ces quelques notes de sévère critique que l'on va lire, au cours desquelles Nietzsche, par amour de la vérité, démolit l'idéal de sa jeunesse?—H. A.