NOTES:
L'art aux Salons de Willis[17].
Déférant à une suggestion faite, la semaine dernière, par un critique bienveillant, M. Selwyn Image a commencé sa seconde conférence en expliquant plus complètement ce qu'il entendait par art littéraire, et il a fait remarquer la différence qui existe entre l'illustration ordinaire d'un livre et des œuvres créatrices et originales, telles que la fresque de Michel-Ange, l'Expulsion de l'Eden, et la Beata Beatrix de Rossetti.
En ce dernier cas, l'artiste traite la littérature, comme si elle était la vie même, et donne une nouvelle et charmante forme à ce que nous a montré un voyant ou un chanteur.
Dans le premier cas, nous avons tout simplement une traduction, à laquelle manque la musique et qui n'ajoute point à l'admiration.
Quant au sujet, M. Image a protesté contre l'argot d'atelier, d'après lequel un sujet n'est point nécessaire, en définissant le sujet comme l'idée, l'émotion ou l'expression à laquelle un homme se propose de donner un corps, par la forme ou la couleur, en acceptant les feux d'artifice de M. Whistler avec autant d'empressement que les anges de Giotto, et les roses de Van Huysum non moins que les dieux de Mantegna.
Ici, nous pensons que M. Image aurait pu marquer plus clairement le contraste entre le sujet, qui appartient purement à la peinture, et le sujet, qui renferme, entre autres éléments, soit des associations historiques, soit des souvenirs poétiques; en fait, le contraste entre l'art qui donne des impressions, et l'art qui, en outre, sert à l'expression.
Toutefois les sujets qu'il avait à traiter étaient si variés qu'il lui était sans doute difficile d'indiquer autrement que par des suggestions.
Du sujet, il est passé au style, qu'il a décrit comme «cette individualité maîtresse et enchaînée par laquelle un artiste se différencie d'un autre».
Pour les véritables qualités du style, il les a trouvées dans la contrainte, qui est la soumission à la loi; dans la simplicité, qui est l'unité de vision, dans la sévérité, car le beau est toujours sévère.
Le réaliste est défini par lui comme visant à reproduire les phénomènes extérieurs de la nature, tandis que l'idéaliste est l'homme qui imagine des choses intéressantes et belles.
Mais, en les définissant, il n'a point voulu les séparer.
Le véritable artiste est un réaliste, car il reconnaît un monde externe de vérité, et un idéaliste, car il fait un choix, il abstrait, il a la faculté d'individualiser.
Il est fatal de s'en tenir au dehors du monde de la nature, mais il n'est pas moins fatal de se borner à reproduire les faits.
L'art, en un mot, ne doit point se borner à présenter tout simplement un miroir à la nature, car il est re-création plutôt que reflet; il n'est point une redite, mais plutôt un chant nouveau.
Et quant au fini, il ne faut point le confondre avec le soin du travail.
Une peinture, dit M. Image, a du fini quand les moyens de forme et de couleur employés par l'artiste sont adéquats à l'expression de l'intention de l'artiste.
Sur cette définition et une péroraison en rapport avec la circonstance, il a clos cette conférence intéressante et intellectuelle.
Alors de légers rafraîchissements furent servis à l'auditoire, et l'école de critique five-o'clock tea se mit très en avant.
De certain côté, on commenta assez sévèrement la liberté absolue de M. Image à l'égard du dogmatisme, de l'affirmation personnelle, et un jeune gentleman déclara qu'une modestie aussi vertueuse que celle du conférencier pouvait aisément tourner à la pose la plus blâmable.
Néanmoins tout le monde fut extrêmement satisfait d'apprendre que l'art n'a plus désormais pour devoir de tenir le miroir à la nature, et les quelques Philistins, qui ne partageaient pas cette manière de voir, furent punis par ce châtiment qui est, de tous les châtiments le plus terrible, le dédain des gens de haute culture.
La troisième conférence de M. Image aura lieu le 21 janvier, et sans doute elle réunira un nombreux public, car les sujets annoncés sont pleins d'intérêt, et bien que la «raison unie à la douceur» ne convertisse pas toujours, toujours elle charme.
Vénus ou Victoire?[18]
Il est, en archéologie, certains problèmes qui paraissent offrir un intérêt vraiment romanesque.
De ce nombre, et au premier rang, se trouve la question de la statue dite: la Vénus de Milo.
Qu'est-elle, cette déesse de marbre mutilée, qu'aimait Gautier, devant laquelle Heine pliait le genou?
Quel sculpteur l'a taillée, et pour quel sanctuaire?
Quelles mains l'ont murée dans cette niche grossière où la découvrit le paysan de Milo?
Quel symbole de sa divinité tenait-elle?
Était-ce une pomme d'or ou un bouclier de bronze?
Où est sa cité, quel était son nom parmi les Dieux et les hommes?
Le dernier auteur, qui ait écrit sur ce sujet, est M. Stillman qui, dans un livre fort intéressant, récemment publié en Amérique,[19] soutient que l'œuvre d'art en question n'est point Aphrodite, fille de la mer, née de l'écume, mais qu'elle n'est autre que cette même victoire sans ailes qui se dressait jadis, dans l'édicule, en dehors des portes de l'Acropole d'Athènes.
Jusqu'en 1826, c'est-à-dire pendant les six années qui suivirent la découverte de la statue, l'hypothèse d'une Vénus fut violemment attaquée par Millingen, et depuis cette époque jusqu'à nos jours la bataille des archéologues n'a jamais cessé.
M. Stillman, qui naturellement combat sous le drapeau de Millingen, fait remarquer que la statue ne répond nullement au type de Vénus, qu'elle a un caractère beaucoup trop héroïque pour exprimer la conception des Grecs au sujet d'Aphrodite, en quelque période que ce soit de leur développement artistique, mais qu'elle rappelle de fort près certaines statues bien connues de la Victoire, comme la célèbre «Victoire de Brescia».
Cette dernière est en bronze, et ailée, mais le type ne permet pas de méprise, et sans être une reproduction de la statue de Milo, il en est certainement l'inspiration.
La Victoire, telle qu'elle figure sur la monnaie d'Agathocle, se rapporte aussi évidemment au type de Milo, et au Musée de Naples, il existe une Victoire en terre cuite qui reproduit presque identiquement le mouvement et la draperie.
Quant à l'assertion de Dumont d'Urville, qu'au moment de la découverte, la statue tenait d'une main une pomme, et de l'autre un pli de la draperie, le second fait est visiblement erroné, et les détails donnés sur le sujet sont si contradictoires qu'on ne saurait tenir compte des renseignements donnés par le consul français et les officiers de marine français.
Ni les uns, ni les autres ne paraissent s'être préoccupés d'examiner si le bras et la main qui sont actuellement au Louvre furent bien trouvés dans la même niche.
En tout cas, ces fragments semblent être d'un travail fort inférieur. Ils sont si imparfaits qu'on ne peut leur attribuer aucune valeur comme données pour prendre une mesure ou formuler une opinion.
Jusque-là M. Stillman est sur un terrain battu.
Voici en quoi consiste sa véritable découverte artistique.
Pendant qu'il travaillait aux environs de l'Acropole d'Athènes, il y a quelques années, il photographia, entre autres sculptures, les Victoires mutilées du temple de Nikè Apteros, la «Victoire sans ailes» petit temple ionique où se dressait cette statue de la Victoire dont il était dit que «les Athéniens la firent sans ailes pour qu'elle ne pût jamais quitter Athènes».
Plus tard, en examinant ces photographies, et lorsque fut dissipée l'impression qui résulte d'une réduction de grandeur, il fut frappé de la forte ressemblance qui existait entre leur type et celui de la statue de Milo.
Or, cette ressemblance est si marquée qu'elle ne saurait être méconnue de quiconque a l'œil exercé à juger des formes.
C'est la même ampleur héroïque dans les proportions, la même richesse de développement physique.
La draperie est traitée de la même manière, et il y a aussi une parfaite parenté spirituelle, qui, pour tout véritable antiquaire, est une preuve de la plus grande évidence.
Or, il est généralement admis, de part et d'autre, que la statue de Milo est probablement attique, et que certainement elle appartient à la période comprise entre Phidias et Praxitèle, c'est-à-dire au siècle de Scopas, si elle n'est pas l'œuvre de Scopas lui-même; et si c'est à Scopas qu'ont toujours été attribués ces bas-reliefs, il est très aisé, en admettant l'hypothèse de M. Stillman, d'expliquer la similitude du style.
Quant à ce qui concerne la présence de la statue à Mélos, M. Stillman fait remarquer que Mélos appartint à Athènes jusqu'aux derniers temps de sa prépondérance sur la Grèce, et qu'il est probable que la statue y fut envoyée pour être cachée à l'occasion d'un siège ou de quelque invasion.
A quelle époque la chose se fit-elle?
M. Stillman n'entreprend pas de trancher cette question avec quelque degré de certitude, mais il est évident que cela dut avoir lieu après l'établissement de l'hégémonie romaine. La briqueterie de la niche dans laquelle on découvrit la statue est en effet franchement romaine et antérieure à l'époque de Pausanias et de Pline, car aucun de ces antiquaires ne parle de la statue.
M. Stillman, admettant donc qu'il s'agit de la Victoire sans ailes, se trouve d'accord avec Millingen pour supposer qu'elle tenait de la main gauche le bouclier, dont le bord inférieur reposait sur le genou gauche, où il en est resté quelques traces aisément reconnaissables, tandis que de la main droite elle y écrivait, ou venait d'y écrire, les noms des grands héros d'Athènes.
L'objection de Valentin, que, s'il en était ainsi, la cuisse gauche serait penchée en dehors de manière à assurer l'équilibre, est résolue par M. Stillman, d'une part au moyen de la comparaison avec la Victoire de Brescia, d'autre part, en recourant à la Nature elle-même, car il a fait photographier, dans la même attitude que la statue, un modèle tenant un bouclier et c'est ainsi qu'il propose de la restaurer.
Le résultat est exactement l'opposé de ce que Valentin objecte.
Certes, tout ce que dit M. Stillman pour résoudre la question ne peut être regardé comme une démonstration absolument scientifique.
C'est simplement une induction, dans laquelle une sorte d'instinct artistique, qui ne peut se transmettre, qui n'a pas une égale valeur pour tout le monde, a joué le rôle essentiel, mais c'est un mode d'interprétation auquel les archéologues, en général, ont été beaucoup trop indifférents, et il est certain que, dans le cas présent, il nous a donné une théorie à la fois féconde et suggestive.
Le petit temple de Nikè Apteros, ainsi que nous le rappelle M. Stillman, a eu un destin unique en son genre.
De même que le Parthénon, il était encore debout il y a deux cents ans, mais il fut rasé pendant l'occupation turque, et toutes les pierres en furent employées dans la construction du grand bastion qui couvrait le front de l'Acropole et fermait l'escalier montant aux Propylées.
Il fut remis au jour et reconstruit presque sans qu'il y manquât une pierre, par deux architectes allemands, sous le règne d'Othon, et il se voit, à peu près tel que Pausanias l'a décrit, à l'endroit même d'où Égée guettait Thésée, à son retour de Crète.
Au loin, c'est Salamine, c'est Égine, puis plus loin encore, au-delà des collines empourprées, c'est Marathon.
Si la statue de Mélos est vraiment la Victoire sans ailes, son sanctuaire n'était pas indigne d'elle.
Le livre de M. Stillman contient d'autres essais intéressants sur la merveilleuse connaissance topographique d'Ithaque qui se remarque dans l'Odyssée.
Les discussions de ce genre sont toujours attrayantes, tant qu'on s'abstient de représenter Homère comme un homme de lettre ordinaire, mais l'article sur la statue de Milo est de beaucoup le plus important et le plus agréable.
Certains regretteront sans doute que l'ancienne dénomination ne coure le danger de disparaître, et continueront d'adorer l'imposante divinité comme Vénus et non comme Victoire, mais il en est d'autres qui seront heureux de voir en elle l'image et l'idéal de cet enthousiasme spirituel auquel Athènes dut sa liberté, et sans lequel la liberté ne peut être conquise.