II—PREMIÈRES IMPRESSIONS.

V—LE PREMIER MOIS.

Trois jours après mon arrivée, je reçus l'ordre d'aller au travail. L'impression qui m'est restée de ce jour est encore très-nette, bien qu'elle n'ait rien présenté de particulier, si l'on ne prend pas en considération ce que ma position avait en elle-même d'extraordinaire. Mais c'étaient les premières sensations: à ce moment encore, je regardais tout avec curiosité. Ces trois premières journées furent certainement les plus pénibles de ma réclusion.—«Mes pérégrinations sont finies, me disais-je à chaque instant; me voici arrivé au bagne, mon port pour de longues années. C'est ici le coin où je dois vivre; j'y entre le coeur navré et plein de défiance… Qui sait? quand il me faudra le quitter, peut-être le regretterai-je sincèrement», ajoutais-je, poussé par cette maligne jouissance qui vous excite à fouiller votre plaie, comme pour en savourer les souffrances; on trouve quelquefois une jouissance aiguë dans la conscience de l'immensité de son propre malheur. La pensée que je pourrais regretter ce séjour m'effrayait moi-même. Déjà alors je pressentais à quel degré incroyable l'homme est un animal d'accoutumance. Mais ce n'était que l'avenir, tandis que le présent qui m'entourait était hostile et terrible. Il me semblait du moins qu'il en était ainsi.

La curiosité sauvage avec laquelle m'examinaient mes camarades les forçats, leur dureté envers un ex-gentilhomme qui entrait dans leur corporation, dureté qui était parfois de la haine,—tout cela me tourmentait tellement que je désirais moi-même aller au travail, afin de mesurer d'un seul coup l'étendue de mon malheur, de vivre comme les autres et de tomber avec eux dans la même ornière. Beaucoup de faits m'échappaient, et je ne savais pas encore démêler de l'hostilité générale la sympathie que l'on me manifestait. Du reste, l'affabilité et la bienveillance que m'avaient témoignées certains forçats, me rendirent un peu de courage et me ranimèrent. Le plus aimable à mon égard fut Akim Akimytch. Je remarquai bientôt aussi quelques bonnes et douces figures dans la foule sombre et haineuse des autres.—«On trouve partout des méchants, mais, même parmi les méchants, il y a du bon, me hâtai-je de penser en guise de consolation. Qui sait? ces gens ne sont peut-être pas pires que les autres qui sont libres.» Tout en pensant ainsi, je hochais la tête, et pourtant, mon Dieu! je ne savais pas combien j'avais raison.

Le forçat Souchiloff par exemple: un homme que je n'appris à connaître que beaucoup plus tard, quoiqu'il fût presque toujours dans mon voisinage pendant tout mon temps. Dès que je parle des forçats qui ne sont pas pires que les autres, involontairement je pense à lui. Il me servait, ainsi qu'un autre détenu nommé Osip, qu'Akim Akimytch m'avait recommandé dès mon entrée en prison: pour trente kopeks par mois, cet homme s'engageait à me cuisiner un dîner à part, au cas où l'ordinaire de la prison me dégoûterait et où je pourrais me nourrir à mon compte. Osip était un des quatre cuisiniers désignés par les détenus dans nos deux cuisines: entre parenthèses, ils pouvaient accepter ou refuser ces fonctions et les quitter quand bon leur semblait. Les cuisiniers n'allaient pas aux travaux de fatigue; leur emploi consistait à faire le pain et la soupe aux choux aigres. On les appelait cuisinières, non par mépris, car c'étaient toujours les hommes les plus intelligents et les plus honnêtes que l'on choisissait, mais par plaisanterie. Ce surnom ne les fâchait nullement. Depuis plusieurs années, Osip avait été constamment choisi comme cuisinière; il ne déclinait ses fonctions que quand il s'ennuyait trop ou lorsqu'il voyait une occasion d'apporter de l'eau-de-vie à la caserne. Bien qu'il eût été envoyé à la maison de force pour contrebande, il était d'une honnêteté et d'une débonnaireté rares (j'ai parlé de lui plus haut); horriblement poltron par exemple et craignant les verges sur toutes choses. D'un caractère paisible, patient, affable avec tout le monde, il ne se querellait jamais; mais, pour rien au monde, il n'aurait pu résister à la tentation d'apporter de l'eau-de-vie, malgré toute sa poltronnerie, par amour pour la contrebande. Comme tous les autres cuisiniers, il faisait le commerce d'eau-de-vie, mais dans une mesure infiniment plus modeste que Gazine, parce qu'il n'osait pas risquer souvent et beaucoup à la fois. Je vécus toujours en bons termes avec Osip.

Pour avoir sa nourriture à part, il ne fallait pas être très-riche: je me nourrissais à raison d'un rouble par mois, sauf, bien entendu, le pain, qui nous était fourni; quelquefois, quand j'étais très-affamé, je me décidais à manger la soupe aux choux aigres des forçats, malgré le dégoût qu'elle m'inspirait; plus tard, ce dégoût disparut tout à fait. J'achetais d'ordinaire une livre de viande par jour, qui me coûtait deux kopeks. Les invalides qui surveillaient l'intérieur des casernes consentaient par bienveillance à se rendre journellement au marché pour les achats des forçats: ils ne recevaient aucune rétribution, si ce n'est de loin en loin quelque bagatelle. Ils le faisaient en vue de leur propre tranquillité, car leur vie à la maison de force eût été un tourment perpétuel, s'ils s'y étaient refusés. Ils apportaient du tabac, du thé, de la viande, enfin tout ce qu'on voulait, sauf pourtant de l'eau-de-vie. Du reste, on ne les en priait jamais, bien qu'ils se fissent régaler quelquefois.

Pendant plusieurs années, Osip me prépara le même morceau de viande rôtie; comment il parvenait à la faire cuire, c'était son secret. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que durant tout ce temps, je n'échangeai peut-être pas deux paroles avec lui: je tentai nombre de fois de le faire causer; mais il était incapable de soutenir une conversation; il ne savait que sourire et répondre oui et non à toutes les questions. C'était singulier, cet Hercule qui n'avait pas plus d'intelligence qu'un bambin de sept ans.

Souchiloff était aussi du nombre de ceux qui m'aidaient. Je ne l'avais ni appelé ni cherché. Il s'attacha à ma personne de son propre mouvement, je ne me souviens pas même à quel moment. Il avait pour occupation principale de nettoyer mon linge.—Il y avait à cette intention un bassin au milieu de la cour, autour duquel les forçats lavaient leur linge dans des baquets appartenant à l'État.—Souchiloff avait trouvé le moyen de me rendre une foule de petits services; il faisait bouillir ma théière, courait à droite et à gauche remplir les diverses commissions que je lui confiais; il me procurait tout ce qu'il me fallait, prenait le soin de faire raccommoder ma veste, graissait mes bottes quatre fois par mois. Il faisait tout cela avec zèle, d'un air affairé, comme s'il sentait quelles obligations pesaient sur lui; en un mot, il avait tout à fait lié son sort au mien et se mêlait de tout ce qui me regardait. Il n'aurait jamais dit, par exemple: «Vous avez tant de chemises… votre veste est déchirée», mais bien: «Nous avons tant de chemises… notre veste est déchirée.» Il ne voyait de beau que moi, et je crois même que j'étais devenu le but unique de toute sa vie. Comme il ne connaissait aucun métier, il ne recevait d'autre argent que le mien, une misère, bien entendu, et pourtant il était toujours content, quelque somme que je lui donnasse. Il n'aurait pu vivre sans servir quelqu'un, il m'avait accordé la préférence parce que j'étais plus affable et surtout plus équitable que les autres en matière d'argent. C'était un de ces êtres qui ne s'enrichissent jamais, qui ne font jamais bien leurs affaires; de ces gens que les joueurs louaient pour veiller toute la nuit dans l'antichambre, aux écoutes du moindre bruit qui annoncerait l'arrivée du major; ils recevaient cinq kopeks pour une nuit entière. En cas de perquisition nocturne, ils ne recevaient rien; leur dos répondait au contraire de leur inattention. Ce qui caractérise cette sorte d'hommes, c'est leur absence complète de personnalité: ils la perdent partout et toujours, ils ne sont jamais qu'au second ou au troisième plan. Cela est inné en eux. Souchiloff était un pauvre hère, doux, ahuri; on eût dit qu'il venait d'être battu, il l'était de naissance; et pourtant personne dans notre caserne n'eût porté la main sur lui. J'ai toujours eu pitié de lui sans savoir pourquoi. Je ne pouvais le regarder sans éprouver une profonde compassion.—Pourquoi avais-je pitié de lui? Je ne saurais répondre à cette question. Je ne pouvais pas lui parler, car il ne savait pas causer: il s'animait seulement quand, pour mettre fin à la conversation, je lui donnais quelque chose à faire, quand je le priais de courir quelque part. J'acquis la conviction que je lui causais du plaisir en lui donnant un ordre. Ni grand, ni petit, ni laid, ni beau, ni bête, ni intelligent, ni vieux, ni jeune, il était difficile de dire quelque chose de défini, de certain, de cet homme au visage légèrement grêlé, aux cheveux blonds. Un point seulement me paraissait ressortir: il appartenait, autant que je pus le deviner, à la même compagnie que Sirotkine, il lui appartenait par son ahurissement et son irresponsabilité. Les détenus se moquaient quelquefois de lui parce qu'il s'était troqué en route, en venant en Sibérie, et qu'il s'était troqué pour une chemise rouge et un rouble d'argent. On riait de la somme infime pour laquelle il s'était vendu. Se troquer signifie échanger son nom contre celui d'un autre détenu, et, par conséquent, s'engager à subir la condamnation de ce dernier. Si étrange que cela paraisse, le fait est de toute authenticité; cette coutume, consacrée par les traditions, existait encore parmi les détenus qui m'accompagnaient dans mon exil en Sibérie. Je me refusai tout d'abord à croire à une pareille chose, mais par la suite je dus me rendre à l'évidence.

Voici de quelle façon se pratique ce troc: un convoi de déportés se met en route pour la Sibérie; il y a là des condamnés de toute catégorie: aux travaux forcés, aux mines, à la simple colonisation. Chemin faisant, quelque part, dans le gouvernement de Perm, par exemple, un déporté désire troquer son sort contre celui d'un autre. Un Mikaïloff, condamné aux travaux forcés pour un crime capital, trouve désagréable la perspective de passer de nombreuses années privé de liberté; comme il est rusé et déluré, il sait ce qu'il doit faire; il cherche dans le convoi un camarade simple et bonasse, de caractère tranquille, et dont la peine soit moins rigoureuse; quelques années de mines et de travaux forcés, ou simplement l'exil. Il trouve enfin un Souchiloff, ancien serf, qui n'est condamné qu'à la colonisation. Celui-ci a fait déjà quinze cents verstes sans un kopek dans sa poche, par la bonne raison qu'un Souchiloff ne peut pas avoir d'argent à lui; il est fatigué, exténué, car il n'a pour se nourrir que la portion réglementaire, pour se couvrir que l'uniforme des forçats; il ne peut même pas s'accorder un bon morceau de temps à autre, et sert tout le monde pour quelques liards. Mikaïloff entame conversation avec Souchiloff; ils se conviennent, ils se lient; enfin, à une étape quelconque, Mikaïloff enivre son camarade. Puis il lui demande s'il veut «troquer son sort».—«Je m'appelle Mikaïloff, je suis condamné à des travaux forcés qui n'en sont pas, car je dois entrer dans une section particulière. Ce sont bien des travaux forcés, si tu veux, mais pas comme les autres, ma division est particulière, elle doit être probablement meilleure!»

Avant que la division particulière fût abolie, beaucoup de gens appartenant au monde officiel, voire même à Pétersbourg, ne se doutaient pas de son existence. Elle se trouvait dans un coin si retiré d'une des contrées les plus lointaines de la Sibérie qu'il était difficile d'en connaître l'existence; elle était d'ailleurs insignifiante par le nombre des condamnés (de mon temps, il y en avait en tout soixante-dix). J'ai rencontré plus tard des gens qui avaient servi en Sibérie, connaissaient parfaitement ce pays, et qui entendaient parler pour la première fois d'une «division particulière». Dans le Recueil des Lois, il n'y a en tout que six lignes sur cette institution: «Il est adjoint à la maison de force de une division particulière pour les criminels les plus dangereux, en attendant que les travaux les plus pénibles soient organisés.» Les détenus eux-mêmes ne savaient rien de cette division particulière; était-elle perpétuelle ou temporaire? En réalité, il n'y avait pas de terme fixe, ce n'était qu'un intérim qui devait se prolonger «jusqu'à l'ouverture des travaux les plus pénibles», c'est-à-dire pour longtemps. Ni Souchiloff, ni aucun des condamnés au convoi, ni Mikaïloff lui-même ne pouvaient deviner la signification de ces deux mots. Pourtant Mikaïloff soupçonnait le caractère véritable de cette division; il en jugeait par la gravité du crime pour lequel on lui faisait parcourir trois ou quatre mille verstes à pied. Certainement, on ne l'envoyait pas dans un endroit où il serait très-bien. Souchiloff devait être colon: que pouvait désirer de mieux Mikaïloff?—«Ne veux-tu pas te troquer?» Souchiloff est un peu ivre, c'est un coeur simple, plein de reconnaissance pour son camarade qui le régale, il n'ose lui refuser. Il a du reste entendu dire à d'autres condamnés qu'on peut se troquer, que d'autres l'ont fait, et qu'il n'y a par conséquent rien d'extraordinaire, d'inouï, dans cette proposition. On tombe d'accord; le rusé Mikaïloff, profitant de la simplicité de Souchiloff, lui achète son nom pour une chemise rouge et un rouble d'argent qu'il lui donne devant témoins. Le lendemain Souchiloff est dégrisé, mais on le fait boire de nouveau, aussi ne peut-il plus refuser: le rouble est bu; au bout de peu de temps, la chemise rouge a le même sort.—«Si tu ne consens plus au marché, rends-moi l'argent que je t'ai donné!» dit Mikaïloff. Où Souchiloff prendrait-il un rouble? S'il ne le rend pas, l'artel[11] le forcera à le rendre; les déportés sont chatouilleux sur ce point-là. Il faut qu'il tienne sa promesse, l'artel l'exige, sans quoi, malheur! on tue le malhonnête homme ou au moins on l'intimide sérieusement.

En effet, que l'artel montre une seule fois de l'indulgence pour ceux qui n'exécutent pas leur promesse, et c'en est fait de ces trocs de noms. Si l'on peut renier la parole donnée et rompre le marché conclu, après avoir touché la somme fixée, qui se tiendra lié par les conditions convenues? En un mot, c'est une question de vie ou de mort pour l'artel, une question qui les touche tous; aussi les déportés se montrent-ils fort sévères dans ce cas.— Souchiloff s'aperçoit enfin qu'il est impossible de reculer, que rien ne le sauvera, aussi consent-il à ce qu'on exige de lui. On annonce alors le marché à tout le convoi, et si l'on craint les dénonciations, on régale convenablement ceux dont on n'est pas sûr. Cela leur est bien égal, aux autres! que ce soit Mikaïloff ou Souchiloff qui aille au diable; ils ont bu de l'eau-de-vie, ils ont été régalés, aussi le secret est-il gardé par tous. À l'étape suivante, on fait l'appel; quand le tour de Mikaïloff arrive, Souchiloff dit: Présent! Mikaïloff répond: Présent! pour Souchiloff, et l'on va plus loin. On ne parle même plus de la chose. À Tobolsk, on trie les prisonniers, Mikaïloff s'en ira coloniser le pays, tandis que Souchiloff est conduit à la division particulière sous une double escorte. Impossible de réclamer, de protester, que pourrait-on prouver? Combien d'années l'affaire traînerait-elle? Quel bénéfice en retirerait le plaignant? Où sont enfin les témoins? Ils se récuseraient, si même on en trouvait.— Voilà comment Souchiloff, pour un rouble d'argent et une chemise rouge, avait été envoyé à la section particulière.

Les détenus se moquaient de lui, non parce qu'il s'était troqué, bien qu'en général ils méprisent les sots qui ont eu la bêtise d'échanger un travail plus facile contre un plus pénible, mais parce qu'il n'avait rien reçu pour ce marché qu'une chemise rouge et un rouble, ce qui était une rétribution par trop dérisoire. On se troque d'ordinaire pour de grosses sommes,—relativement aux ressources des forçats;—on reçoit même pour cela quelques dizaines de roubles. Mais Souchiloff était si nul, si impersonnel, si insignifiant, qu'il n'y avait pas moyen de se moquer de lui.

Nous avons vécu longtemps ensemble, lui et moi; j'avais pris l'habitude de cet homme, et il avait conçu de l'attachement pour ma personne. Un jour cependant,—je ne me pardonnerai jamais ce que j'ai fait là,—il n'avait pas exécuté mes ordres; comme il vint me demander de l'argent, j'eus la cruauté de lut dire: «— Vous savez bien demander de l'argent, mais vous ne faites pas ce qu'on vous dit!» Souchiloff se tut et se hâta d'obéir, mais tout à coup devint très-triste. Deux jours se passèrent. Je ne pouvais croire qu'il pût s'affecter si fort de ce que je lui avais dit. Je savais qu'un détenu nommé Vassilief exigeait impérieusement de lui le payement d'une petite dette. Il était probablement à court d'argent, et n'osait pas m'en demander: «—Souchiloff, vous vouliez, je crois, me demander de l'argent pour payer Antône Vassilief, tenez, en voici!» J'étais assis sur mon lit de camp. Souchiloff resta debout devant moi, fort étonné que je lui proposasse moi-même de l'argent et que je me fusse souvenu de sa position épineuse, d'autant plus que dans ces derniers temps, à son idée, il m'avait demandé beaucoup d'avances et qu'il n'osait pas espérer que je lui en donnasse. Il regarda le papier que je lui tendais, me regarda, se tourna brusquement et sortit. Cela m'étonna au dernier point. Je sortis après lui et le trouvai derrière les casernes. Il était debout, la figure appuyée contre la palissade, accoudé sur les pieux.

—Souchiloff, qu'avez-vous donc? lui demandai-je. Il ne me répondit pas, et à ma grande stupéfaction je m'aperçus qu'il était prêt à pleurer.

—Vous… pensez… Alexandre… Pétrovitch… fit-il d'une voix tremblante, en tâchant de ne pas me regarder, que je vous… pour de l'argent… mais moi… je… eh!

Il se tourna de nouveau et frappa la palissade de son front; il se mit à sangloter. C'était la première fois, à la maison de force, que je voyais un homme pleurer. Je le consolai à grand'peine; il me servit désormais avec encore plus de zèle, si c'est possible, il «m'observait»; mais à des indices presque insaisissables, je pus deviner que son coeur ne me pardonnerait jamais mon reproche. Et cependant d'autres se moquaient de lui, le taquinaient chaque fois que l'occasion s'en présentait, l'insultaient même sans qu'il se fâchât; au contraire, il vivait avec eux en bonne amitié. Oui, il est difficile de connaître un homme, même après l'avoir fréquenté de longues années.

Voilà pourquoi la maison de force n'avait pas pour moi au premier abord la signification qu'elle devait prendre plus tard. Voilà pourquoi, malgré mon attention, je ne pouvais démêler beaucoup de faits qui me crevaient les yeux. Ceux qui me frappèrent tout d'abord étaient les plus saillants, mais mon point de vue étant faux, ils ne me laissaient qu'une impression lourde et désespérément triste. Ce qui contribua surtout à ce résultat, ce fut ma rencontre avec A—f, le détenu arrivé au bagne avant moi et qui m'avait si douloureusement étonné les premiers jours. Il empoisonna tout le début de ma réclusion et aggrava encore mes souffrances morales déjà si cruelles.

C'était l'exemple le plus repoussant de l'avilissement et de l'extrême lâcheté où peut glisser un homme dans lequel tout sentiment d'honneur a péri sans lutte et sans repentir. Ce jeune homme, un noble,—j'ai déjà parlé de lui,—rapportait à notre major tout ce qui se faisait dans les casernes, car il était lié avec le brosseur Fedka. Voici son histoire.

Arrivé à Pétersbourg avant d'avoir pu finir ses études, après une querelle avec ses parents, que sa vie débauchée effrayaient, il n'avait pas reculé pour se procurer de l'argent devant une dénonciation; il s'était décidé à vendre le sang de dix hommes, pour satisfaire la soif insatiable des plaisirs les plus grossiers et les plus déshonnêtes. Il était devenu si avide de ces jouissances de bas étage, il s'était si complètement perverti dans les tavernes et les maisons mal famées de Pétersbourg, qu'il n'hésita pas à se lancer dans une affaire qu'il savait être insensée, car il ne manquait pas d'intelligence: il fut condamné à l'exil et à dix ans de travaux forcés en Sibérie. Sa vie ne faisait que commencer; il semble que l'effroyable coup dont elle était frappée aurait dû le surprendre, éveiller en lui quelque résistance, provoquer une crise; mais il accepta son nouveau sort sans la moindre confusion; il ne s'effraya même pas: ce qui lui faisait peur, c'était l'obligation de travailler et de quitter pour toujours ses habitudes de débauche. Le nom de forçat n'avait fait que le disposer à de plus grandes bassesses et à des vilenies plus hideuses encore, «Je suis maintenant forçat, je puis donc ramper à mon aise, sans honte.» C'est ainsi qu'il envisageait sa situation. Je me souviens de cette créature dégoûtante comme d'un phénomène monstrueux. Pendant plusieurs années j'ai vécu au milieu de meurtriers, de débauchés et de scélérats avérés, mais de ma vie je n'ai rencontré un cas aussi complet d'abaissement moral, de corruption voulue et de bassesse effrontée. Parmi nous se trouvait un parricide d'origine noble,—j'ai déjà parlé de lui,—mais je pus me convaincre par différents traits que celui-ci était beaucoup plus convenable et plus humain que A—f. Pendant tout le temps de ma condamnation, il n'a jamais été autre chose à mes yeux qu'un morceau de chair, pourvu de dents et d'un estomac, avide des plus sales et des plus féroces jouissances animales, pour la satisfaction desquelles il était prêt à assassiner n'importe qui. Je n'exagère rien, car j'ai reconnu en A—f un des spécimens les plus complets de l'animalité qui n'est contenu par aucun principe, par aucune règle. Combien son sourire éternellement moqueur me dégoûtait! C'était un monstre, un Quasimodo moral. Et il était intelligent, rusé, joli, quelque peu instruit, avec certaines capacités. Non! l'incendie, la peste, la famine, n'importe quel fléau est préférable à la présence d'un tel homme dans la société. J'ai déjà dit que dans la maison de force, l'espionnage et les dénonciations florissaient, comme le produit naturel de l'avilissement, sans que les détenus s'en formalisassent le moins du monde; au contraire, ils étaient en relations amicales avec A— f; on était plus affable pour lui que pour nous. Les bonnes dispositions de notre ivrogne de major à son égard lui donnaient une certaine importance et même une certaine valeur aux yeux des forçats. Plus tard cette lâche créature s'enfuit avec un autre forçat et un soldat d'escorte, mais je raconterai cette évasion en temps et lieu.—Tout d'abord il vint rôder autour de moi, pensant que je ne connaissais pas son histoire. Je le répète, il empoisonna les premiers temps de ma réclusion, à me rendre vraiment désespéré. J'étais effrayé de l'ignoble milieu de bassesse et de lâcheté dans lequel on m'avait jeté. Je supposais que tout était aussi vil et aussi lâche, mais je me trompais quand je jugeais tout le monde semblable à A—f.

Ces trois premières journées, je ne fis que rôder dans la maison de force, quand je ne restais pas étendu sur mon lit de camp. Je confiai à un détenu dont j'étais sûr la toile qui m'avait été délivrée par l'administration, afin qu'il m'en fit quelques chemises. Toujours sur le conseil d'Akim Akimytch, je me procurai un matelas pliant. Il était en feutre, couvert de toile, aussi mince qu'une galette et fort dur pour qui n'y était pas habitué. Akim Akimytch s'engagea à me procurer tous les objets de première nécessité et me fit de ses propres mains une couverture avec des morceaux de vieux drap de l'État, choisis et découpés dans les pantalons et dans les vestes hors d'usage que j'avais achetés à différents détenus. Les effets de l'État, quand ils ont été portés le temps réglementaire, deviennent la propriété des détenus. Ceux-ci les vendent aussitôt, car, si usée que soit une pièce d'habillement, elle a toujours une certaine valeur. Tout cela m'étonnait beaucoup, surtout au début, lors de mes premiers frottements avec ce monde-là. Je devins aussi peuple que mes compagnons, aussi forçat qu'eux. Leurs habitudes, leurs idées, leurs coutumes déteignirent sur moi et devinrent miennes par le dehors, sans pénétrer toutefois dans mon for intérieur. J'étais étonné et confus, comme si je n'eusse jamais entendu parler de tout cela ni soupçonné rien de pareil, et pourtant je savais à quoi m'en tenir, du moins par ce qui m'avait été dit. Mais la réalité produisit une toute autre impression que les ouï-dire. Pouvais-je supposer que des chiffons délabrés eussent encore une valeur? et pourtant ma couverture était cousue tout entière de guenilles! Il était difficile de qualifier le drap employé pour les habits des détenus: il ressemblait au drap gris épais, fabriqué pour les soldats, mais aussitôt qu'il avait été quelque peu porté, il montrait la corde et se déchirait abominablement. Un uniforme devait suffire pour une année entière, mais il ne durait jamais ce temps-là. Le détenu travaille, porte de lourds fardeaux, le drap s'use et se troue vite à ce métier-là. Les touloupes devaient être conservées trois ans; pendant tout ce temps elles servaient de vêtements, de couvertures et de coussins, mais elles étaient solides; à la fin de la troisième année, il n'était pourtant pas rare de les voir raccommodées avec de la toile ordinaire. Bien qu'elles fussent fort usées, on trouvait néanmoins moyen de les vendre à raison de quarante kopeks la pièce. Les mieux conservées allaient même au prix de soixante kopeks, ce qui était une grosse somme dans la maison de force.

L'argent,—je l'ai déjà dit,—a un pouvoir souverain dans la vie du bagne. On peut assurer qu'un détenu qui a quelques ressources souffre dix fois moins que celui qui n'a rien.—«Du moment que l'État subvient à tous les besoins du forçat, pourquoi aurait-il de l'argent?» Ainsi raisonnaient nos chefs. Néanmoins, je le répète, si les détenus avaient été privés de la faculté de posséder quelque chose en propre, ils auraient perdu la raison, ou seraient morts comme des mouches, ils auraient commis des crimes inouïs,—les uns par ennui, par chagrin,—les autres pour être plus vite punis et par suite «changer leur sort», comme ils disaient. Si le forçat qui a gagné quelques kopeks à la sueur sanglante de son corps, qui s'est engagé dans des entreprises périlleuses pour les acquérir, dépense cet argent à tort et à travers, avec une stupidité enfantine, cela ne signifie pas le moins du monde qu'il n'en sache pas le prix, comme on pourrait le croire au premier abord. Le forçat est avide d'argent; il l'est à en perdre le jugement; mais s'il le jette par la fenêtre, c'est pour se procurer ce qu'il préfère à l'argent. Et que met-il au-dessus de l'argent? La liberté, ou du moins un semblant, un rêve de liberté! Les forçats sont tous de grands rêvasseurs. J'en parlerai plus loin, avec plus de détails, mais pour le moment je me bornerai à dire que j'ai vu des condamnés à vingt ans de travaux forcés me dire d'un air tranquille: «—Quand je finirai mon temps, si Dieu le veut, alors…» Le nom même de forçat indique un homme privé de son libre arbitre;—or, quand cet homme dépense son argent, il agit à sa guise. Malgré les stigmates et les fers, malgré la palissade d'enceinte qui cache le monde libre à ses yeux et l'enferme dans une cage comme une bête féroce, il peut se procurer de l'eau-de-vie, une fille de joie, et même quelquefois (pas toujours) corrompre ses surveillants immédiats, les invalides, voire les sous-officiers, qui fermeront les yeux sur les infractions à la discipline; il pourra même,—ce qu'il adore,—fanfaronner devant eux, c'est-à-dire montrer à ses camarades et se persuader à lui-même, pour un temps, qu'il jouit de plus de liberté qu'il n'en a en réalité; le pauvre diable veut, en un mot, se convaincre de ce qu'il sait être impossible: c'est la raison pour laquelle les détenus aiment à se vanter, à exagérer comiquement et naïvement leur pauvre personnalité, fut-elle même imaginaire. Enfin, ils risquent quelque chose dans ces bombances, par conséquent c'est un semblant de vie et de liberté, du seul bien qu'ils désirent. Un millionnaire auquel on mettrait la corde au cou ne donnerait-il pas tous ses millions pour une gorgée d'air?

Un détenu a vécu tranquillement pendant plusieurs années consécutives, sa conduite a été si exemplaire qu'on l'a même fait dizainier; tout à coup, au grand étonnement de ses chefs, cet homme se mutine, fait le diable à quatre, et ne recule pas devant un crime capital, tel qu'un assassinat, un viol, etc. On s'en étonne. La cause de cette explosion inattendue, chez un homme dont on n'attendait rien de pareil, c'est la manifestation angoissée, convulsive, de la personnalité, une mélancolie instinctive, un désir d'affirmer son moi avili, sentiments qui obscurcissent le jugement. C'est comme un accès d'épilepsie, un spasme: l'homme enterré vivant et qui se réveille tout à coup doit frapper aussi désespérément le couvercle de son cercueil; il tâche de le repousser, de le soulever, bien que son raisonnement le convainque de l'inutilité de tous ses efforts, mais le raisonnement n'a rien à voir dans ces convulsions. Il ne faut pas oublier que presque toute manifestation volontaire de la personnalité des forçats est considérée comme on crime; aussi, que cette manifestation soit importante ou insignifiante, cela leur est parfaitement indifférent. Débauche pour débauche, risque pour risque, mieux vaut aller jusqu'au bout, voire jusqu'au meurtre. Il n'y a que le premier pas qui coûte; peu à peu l'homme s'affole, s'enivre, on ne le contient plus. C'est pourquoi il vaudrait mieux ne pas le pousser à de pareilles extrémités. Tout le monde serait plus tranquille.

Oui! mais comment y arriver?

VI—LE PREMIER MOIS (Suite).

Lors de mon entrée à la maison de force, je possédais une petite somme d'argent, mais je n'en portais que peu sur moi, de peur qu'on ne me le confisquât. J'avais collé quelques assignats dans la reliure de mon évangile (seul livre autorisé au bagne). Cet évangile m'avait été donné à Tobolsk par des personnes exilées depuis plusieurs dizaines d'années et qui s'étaient habituées à voir un frère dans chaque «malheureux». Il y a en Sibérie des gens qui consacrent leur vie à secourir fraternellement les «malheureux»; ils ont pour eux la même sympathie qu'ils auraient pour leurs enfants; leur compassion est sainte et tout à fait désintéressée. Je ne puis m'empêcher de raconter en quelques mots une rencontre que je fis alors.

Dans la ville où se trouvait notre prison demeurait une veuve, Nastasia Ivanovna. Naturellement, personne de nous n'était en relations directes avec cette femme. Elle s'était donné comme but de son existence de venir en aide à tous les exilés, mais surtout à nous autres forçats. Y avait-il eu dans sa famille un malheur? une des personnes qui lui étaient chères avait-elle subi un châtiment semblable au nôtre? je l'ignore; toujours est-il qu'elle faisait pour nous tout ce qu'elle pouvait. Elle pouvait très-peu, car elle était elle-même fort pauvre.

Mais nous qui étions enfermés dans la maison de force, nous sentions que nous avions au dehors une amie dévouée. Elle nous communiquait souvent des nouvelles dont nous avions grand besoin (nous en étions fort pauvres); quand je quittai le bagne et partis pour une autre ville, j'eus l'occasion d'aller chez elle et de faire sa connaissance. Elle demeurait quelque part dans le faubourg, chez l'un de ses proches parents.

Nastasia lvanovna n'était ni vieille ni jeune, ni jolie ni laide; il était difficile, impossible même de savoir si elle était intelligente et bien élevée. Seulement dans chacune de ses actions on remarquait une bonté infinie, un désir irrésistible de complaire, de soulager, de faire quelque chose d'agréable. On lisait ces sentiments dans son bon et doux regard. Je passai une soirée entière chez elle avec d'autres camarades de chaîne. Elle nous regardait en face, riait quand nous riions, consentait immédiatement à tout; quoi que nous disions, elle se hâtait d'être de notre avis, et se donnait beaucoup de mouvement pour nous régaler de son mieux.

Elle nous servit du thé et quelques friandises; si elle avait été riche, elle ne s'en fût réjouie, on le devinait, que parce qu'elle eût pu mieux nous agréer et soulager nos camarades, détenus dans la maison de force.

Quand nous prîmes congé d'elle, elle fit cadeau d'un porte-cigare de carton à chacun, en guise de souvenir; elle les avait confectionnés elle-même,—Dieu sait comme,—avec du papier de couleur, de ce papier dont on relie les manuels d'arithmétique pour les écoles. Tout autour, ces porte-cigares étaient ornés d'une mince bordure de papier doré, qu'elle avait peut-être acheté dans une boutique, et qui devait les rendre plus jolis.

—Comme vous fumez, ces porte-cigares vous conviendront peut-être, nous dit-elle en s'excusant timidement de son cadeau.

Il existe des gens qui disent (j'ai lu et entendu cela) qu'un très-grand amour du prochain n'est en même temps qu'un très-grand égoïsme. Quel égoïsme pouvait-il y avoir là? je ne le comprendrai jamais.

Bien que je n'eusse pas beaucoup d'argent quand j'entrai au bagne, je ne pouvais cependant m'irriter sérieusement contre ceux des forçats qui, dès mon arrivée, venaient très-tranquillement, après m'avoir trompé une première fois, m'emprunter une seconde, une troisième et même plus souvent. Mais je l'avoue franchement, ce qui me fâchait fort, c'est que tous ces gens-là, avec leurs ruses naïves, devaient me prendre pour un niais et se moquer de moi, justement parce que je leur prêtais de l'argent pour la cinquième fois. Il devait leur sembler que j'étais dupe de leurs ruses et de leurs tromperies; si au contraire je leur avais refusé et que je les eusse renvoyés, je suis certain qu'ils auraient eu beaucoup plus de respect pour moi; mais, bien qu'il m'arrivât de me fâcher très-fort, je ne savais pas leur refuser.

J'étais quelque peu soucieux pendant les premiers jours de savoir sur quel pied je me mettrais dans la maison de force et quelle règle de conduite je tiendrais avec mes camarades. Je sentais et je comprenais parfaitement que ce milieu était tout à fait nouveau pour moi, que j'y marchais dans les ténèbres, et qu'il serait impossible de vivre dix ans dans les ténèbres. Je décidai d'agir franchement, selon que ma conscience et mes sentiments me l'ordonneraient. Mais je savais aussi que ce n'était qu'un aphorisme bon en théorie, et que la réalité serait faite d'imprévu.

Aussi, malgré tous les soucis de détail que me causait mon établissement dans notre caserne, soucis dont j'ai déjà parlé, et dans lesquels m'engageait surtout Akim Akimytch, une angoisse terrible m'empoisonnait, me tourmentait de plus en plus, «La maison morte!» me disais-je quand la nuit tombait, en regardant quelquefois du perron de notre caserne les détenus revenus de la corvée, qui se promenaient dans la cour, de la cuisine à la caserne et vice versa. Examinant alors leurs mouvements, leurs physionomies, j'essayais de deviner quels hommes c'étaient et quel pouvait être leur caractère. Ils rôdaient devant moi le front plissé ou très-gais,—ces deux aspects se rencontrent et peuvent même caractériser le bagne,—s'injuriaient ou causaient tout simplement, ou bien encore vaguaient solitaires, plongés en apparence dans leurs réflexions; les uns avec un air épuisé et apathique; d'autres avec le sentiment d'une supériorité outrecuidante (eh quoi, même ici!), le bonnet sur l'oreille, la touloupe jetée sur l'épaule, promenant leur regard hardi et rusé, leur persiflage impudemment railleur.—«Voilà mon milieu, mon monde actuel, pensais-je, le monde avec lequel je ne veux pas, mais avec lequel je dois vivre…»

Je tentai de questionner Akim Akimytch, avec lequel j'aimais prendre le thé afin de n'être pas seul, et de l'interroger au sujet des différents forçats. Entre parenthèses, je dirai que le thé, au commencement de ma réclusion, fit presque ma seule nourriture. Akim Akimytch ne me refusait jamais de le prendre en ma compagnie et allumait lui-même notre piteux samovar de fer-blanc, fait à la maison de force et que M… m'avait loué.

Akim Akimytch buvait d'ordinaire un verre de thé (il avait des verres) posément, en silence, me remerciait quand il avait fini et se mettait aussitôt à la confection de ma couverture. Mais il ne put me dire ce que je désirais savoir et ne comprit même pas l'intérêt que j'avais à connaître le caractère des gens qui nous entouraient; il m'écouta avec un sourire rusé que j'ai encore devant les yeux. Non! pensais-je, je dois moi-même tout éprouver et non interroger les autres.

Le quatrième jour, les forçats s'alignèrent de grand matin sur deux rangs, dans la cour devant le corps de garde, près des portes de la prison. Devant et derrière eux, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au canon.

Le soldat a le droit de tirer sur le forçat, si celui-ci essaye de s'enfuir, mais en revanche, il répond de son coup de fusil, s'il ne l'a pas fait en cas de nécessité absolue; il en est de même pour les révoltes de prisonniers; mais qui penserait à s'enfuir ostensiblement?

Un officier du génie arriva accompagné du conducteur ainsi que des sous-officiers de bataillons, d'ingénieurs et de soldats préposés aux travaux. On fit l'appel; les forçats qui se rendaient aux ateliers de tailleurs partirent les premiers; ceux-là travaillaient dans la maison de force qu'ils habillaient tout entière. Puis les autres déportés se rendirent dans les ateliers, jusqu'à ce qu'enfin arriva le tour des détenus désignés pour la corvée. J'étais de ce nombre,—nous étions vingt.—Derrière la forteresse, sur la rivière gelée, se trouvaient deux barques appartenant à l'État, qui ne valaient pas le diable et qu'il fallait démonter, afin de ne pas laisser perdre le bois sans profit. À vrai dire, il ne valait pas grand'chose, car dans la ville le bois de chauffage était à un prix insignifiant. Tout le pays est couvert de forêts.

On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les bras croisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours à l'ouvrage avec mollesse et apathie; c'était tout juste le contraire quand le travail avait son prix, sa raison d'être, et quand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurs s'animaient alors, et bien qu'ils ne dussent tirer aucun profit de leur besogne, j'ai vu des détenus s'exténuer afin d'avoir plus vite fini; leur amour-propre entrait en jeu.

Quand un travail—comme celui dont je parlais—s'accomplissait plutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demander de tâche; il fallait continuer jusqu'au roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.

La journée était tiède et brumeuse, il s'en fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde; je m'étais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que c'était que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui s'arrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut l'aumône,—cinq kopeks,—puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que l'on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, d'autres indifférents et indolents; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, —Dieu sait pourquoi!—il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond: ce forçat trapu et corpulent était le même qui s'était querellé le jour de mon arrivée à propos de l'eau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu'il était un oiseau kaghane. On l'appelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain m'est resté dans la mémoire:

«On m'a marié sans mon consentement, Quand j'étais au moulin.»

Il ne manquait qu'une balalaïka[12].

Sa bonne humeur extraordinaire fut comme de juste sévèrement relevée par plusieurs détenus, qui s'en montrèrent offensés.

—Le voilà qui hurle! fit un forçat d'un ton de reproche, bien que cela ne le regardât nullement.

—Le loup n'a qu'une chanson, et ce Touliak (habitant de Toula) la lui a empruntée! ajouta un autre, qu'à son accent on reconnaissait pour un Petit-Russien.

—C'est vrai, je suis de Toula, répliqua immédiatement Skouratoff;—mais vous, dans votre Poltava, vous vous étouffiez de boulettes de pâte à en crever.

—Menteur! Que mangeais-tu toi-même? Des sandales d'écorce de tilleul[13] avec des choux aigres!

—On dirait que le diable t'a nourri d'amandes, ajouta un troisième.

—À vrai dire, camarades, je suis un homme amolli, dit Skouratoff avec un léger soupir et sans s'adresser directement à personne, comme s'il se fût repenti en réalité d'être efféminé.—Dès ma plus tendre enfance, j'ai été élevé dans le luxe, nourri de prunes et de pains délicats; mes frères, à l'heure qu'il est, ont un grand commerce à Moscou; ils sont marchands en gros du vent qui souffle, des marchands immensément riches, comme vous voyez.

—Et toi, que vendais-tu?

—Chacun a ses qualités. Voilà; quand j'ai reçu mes deux cents premiers…

—Roubles? pas possible? interrompit un détenu curieux, qui fit un mouvement en entendant parler d'une si grosse somme.

—Non, mon cher, pas deux cents roubles; deux cents coups de bâton. Louka! eh! Louka!

—Il y en a qui peuvent m'appeler Louka tout court, mais pour toi je suis Louka Kouzmitch[14], répondit de mauvaise grâce un forçat petit et grêle, au nez pointu.

—Eh bien, Louka Kouzmitch, que le diable t'emporte…

—Non! je ne suis pas pour toi Louka Kouzmitch, mais un petit oncle (forme de politesse encore plus respectueuse).

—Que le diable t'emporte avec ton petit oncle! ça ne vaut vraiment pas la peine de t'adresser la parole. Et pourtant je voulais te parler affectueusement.—Camarades, voici comment il s'est fait que je ne suis pas resté longtemps à Moscou; on m'y donna mes quinze derniers coups de fouet et puis on m'envoya… Et voilà…

—Mais pourquoi t'a-t-on exilé? fit un forçat qui avait écouté attentivement son récit.

—…Ne demande donc pas des bêtises! Voilà pourquoi je n'ai pas pu devenir riche à Moscou. Et pourtant comme je désirais être riche! J'en avais tellement envie, que vous ne pouvez pas vous en faire une idée.

Plusieurs se mirent à rire, Skouratoff était un de ces boute-en-train débonnaires, de ces farceurs qui prenaient à coeur d'égayer leurs sombres camarades, et qui, bien naturellement, ne recevaient pas d'autre payement que des injures. Il appartenait à un type de gens particuliers et remarquables, dont je parlerai peut-être encore.

—Et quel gaillard c'est maintenant, une vraie zibeline! remarqua
Louka Kouzmitch. Rien que ses habits valent plus de cent roubles.

Skouratoff avait la touloupe la plus vieille et la plus usée qu'on pût voir; elle était rapetassée en différents endroits de morceaux qui pendaient. Il toisa Louka attentivement, des pieds à la tête.

—Mais c'est ma tête, camarades, ma tête qui vaut de l'argent! répondit-il. Quand j'ai dit adieu à Moscou, j'étais à moitié consolé, parce que ma tête devait faire la route sur mes épaules.

Adieu, Moscou! merci pour ton bain, ton air libre, pour la belle raclée qu'on m'a donnée! Quant à ma touloupe, mon cher, tu n'as pas besoin de la regarder.

—Tu voudrais peut-être que je regarde ta tête.

—Si encore elle était à lui! mais on lui en a fait l'aumône, s'écria Louka Kouzmitch.—On lui en a fait la charité à Tumène, quand son convoi a traversé la ville.

—Skouratoff, tu avais un atelier?

—Quel atelier pouvait-il avoir? Il était simple savetier; il battait le cuir sur la pierre, fit un des forçats tristes.

—C'est vrai, fit Skouratoff, sans remarquer le ton caustique de son interlocuteur, j'ai essayé de raccommoder des bottes, mais je n'ai rapiécé en tout qu'une seule paire.

—Eh bien, quoi, te l'a-t-on achetée?

—Parbleu! j'ai trouvé un gaillard qui, bien sûr, n'avait aucune crainte de Dieu, qui n'honorait ni son père ni sa mère: Dieu l'a puni,—il m'a acheté mon ouvrage!

Tous ceux qui entouraient Skouratoff éclatèrent de rire.

—Et puis j'ai travaillé encore une fois à la maison de force, continua Skouratoff avec un sang-froid imperturbable. J'ai remonté l'empeigne des bottes de Stépane Fédorytch Pomortser, le lieutenant.

—Et il a été content?

—Ma foi, non! camarades, au contraire. Il m'a tellement injurié, que cela peut me suffire pour toute ma vie; et puis il m'a encore poussé le derrière avec son genou. Comme il était en colère!— Ah! elle m'a trompé, ma coquine de vie, ma vie de forçat!

le mari d'Akoulina est dans la cour, En attendant un peu.

De nouveau il fredonna et se remit à piétiner le sol en gambadant.

—Ouh! qu'il est indécent! marmotta le Petit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.

—Un homme inutile! fit un autre d'un ton sérieux et définitif.

Je ne comprenais pas du tout pourquoi l'on injuriait Skouratoff, et pourquoi l'on méprisait les forçats qui étaient gais, comme j'avais pu en faire la remarque ces premiers jours. J'attribuai la colère du Petit-Russien et des autres à une hostilité personnelle, en quoi je me trompais; ils étaient mécontents que Skouratoff n'eût pas cet air gourmé de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée, et qu'il fût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pas cependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas tous comme Skouratoff. Il s'en trouvait qui savaient jouer du bec et qui ne pardonnaient rien: bon gré, mal gré, on devait les respecter. Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, un garçon charmant et toujours joyeux; je ne le vis sous son vrai jour que plus tard; c'était un grand gars qui avait bonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue; sa figure avait une expression très-comique, quoique assez jolie et intelligente. On l'appelait «le pionnier», car il avait servi dans le génie: il faisait partie de la section particulière. J'en parlerai encore.

Tous les forçats «sérieux» n'étaient pas, du reste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui s'indignait de voir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de force quelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison de leur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leur caractère ou de leur genre d'esprit. Beaucoup d'entre eux avaient de l'intelligence, de l'énergie, et atteignaient le but auquel ils tendaient, c'est-à-dire la primauté et l'influence morale sur leurs camarades. Ils étaient souvent ennemis à mort,—et avaient beaucoup d'envieux. Ils regardaient les autres forçats d'un air de dignité plein de condescendance et ne se querellaient jamais inutilement. Bien notés auprès de l'administration, ils dirigeaient en quelque sorte les travaux; aucun d'entre eux ne se serait abaissé à chercher noise pour des chansons: ils ne se ravalaient pas à ce point. Tous ces gens-là furent remarquablement polis envers moi, pendant tout le temps de ma détention, mais très-peu communicatifs. J'en parlerai aussi en détail.

Nous arrivâmes sur la berge. En bas, sur la rivière, se trouvait la vieille barque, toute prise dans les glaçons qu'il fallait démolir. Du l'autre côté de l'eau bleuissait la steppe, l'horizon triste et désert. Je m'attendais à voir tout le monde se mettre hardiment au travail; il n'en fut rien. Quelques forçats s'assirent nonchalamment sur des poutres qui gisaient sur le rivage; presque tous tirèrent de leurs bottes des blagues contenant du tabac indigène (qui se vendait en feuilles au marché, à raison de trois kopeks la livre) et des pipes de bois à tuyau court. Ils allumèrent leurs pipes, pendant que les soldats formaient un cercle autour de nous et se préparaient à nous surveiller d'un air ennuyé.

—Qui diable a eu l'idée de mettre bas cette barque? fit un déporté à haute voix, sans s'adresser toutefois à personne. On tient donc bien à avoir des copeaux?

—Ceux qui n'ont pas peur de nous, parbleu, ceux-là ont eu cette belle idée, remarqua un autre.

—Où vont tous ces paysans? fit le premier, après un silence.

Il n'avait même pas entendu la réponse qu'on avait faite à sa demande. Il montrait du doigt, dans le lointain, une troupe de paysans qui marchaient à la file dans la neige vierge. Tous les forçats se tournèrent paresseusement de ce côté, et se mirent à se moquer des passants par désoeuvrement. Un de ces paysans, le dernier en ligne, marchait très-drôlement, les bras écartés, la tête inclinée de côté; il portait un bonnet très-haut, ayant la forme d'un gâteau de sarrasin. La silhouette se dessinait vivement sur la neige blanche.

—Regardez comme notre frérot Pétrovitch est habillé! remarqua un de mes compagnons en imitant la prononciation des paysans.

Ce qu'il y avait d'amusant, c'est que les forçats regardaient les paysans du haut de leur grandeur, bien qu'ils fussent eux-mêmes paysans pour la plupart.

—Le dernier surtout…, un dirait qu'il plante des raves.

—C'est un gros bonnet…, il a beaucoup d'argent, dit un troisième.

Tous se mirent à rire, mais mollement, comme de mauvaise grâce. Pendant ce temps, une marchande de pains blancs était arrivée: c'était une femme vive, à la mine éveillée. On lui acheta des miches avec l'aumône de cinq kopeks reçue du bourgeois, et on les partagea par égales parties.

Le jeune gars qui vendait des pains dans la maison de force en prit deux dizaines et entama une vive discussion avec la marchande pour qu'elle lui fit une remise. Mais elle ne consentit pas à cet arrangement.

—Eh bien, et cela, tu ne me le donneras pas?

—Quoi?

—Tiens, parbleu, ce que les souris ne mangent pas?

—Que la peste t'empoisonne! glapit la femme qui éclata de rire.

Enfin, le sous-officier préposé aux travaux arriva, un bâton à la main.

—Eh! qu'avez-vous à vous asseoir! Commencez!

—Alors, donnez-nous des tâches, Ivane Matvieitch, dit un des «commandants» en se levant lentement.

—Que vous faut-il encore?… Tirez la barque, voilà votre tâche.

Les forçats finirent par se lever et par descendre vers la rivière, en avançant à peine. Différents «directeurs» apparurent, directeurs en paroles du moins. On ne devait pas démolir la barque à tort et à travers, mais conserver intactes les poutres et surtout les liures transversales, fixées dans toute leur longueur au fond de la barque au moyen de chevilles,—travail long et fastidieux.

—Il faut tirer avant tout cette poutrelle! Allons, enfants! cria un forçat qui n'était ni «directeur» ni «commandant», mais simple ouvrier; cet homme paisible, mais un peu bête, n'avait pas encore dit un mot; il se courba, saisit à deux mains une poutre épaisse, attendant qu'on l'aidât. Mais personne ne répondit à son appel.

—Va-t'en voir! tu ne la soulèveras pas; ton grand-père, l'ours, n'y parviendrait pas,—murmura quelqu'un entre ses dents.

—Eh bien, frères, commence-t-on? Quant à moi, je ne sais pas trop…, dit d'un air embarrassé celui qui s'était mis en avant, en abandonnant la poutre et en se redressant.

—Tu ne feras pas tout le travail à toi seul?… qu'as-tu à t'empresser?

—Mais, camarades, c'est seulement comme ça que je disais…, s'excusa le pauvre diable désappointé.

—Faut-il décidément vous donner des couvertures pour vous réchauffer, ou bien faut-il vous saler pour l'hiver? cria de nouveau le sous-officier commissaire, en regardant ces vingt hommes qui ne savaient trop par où commencer.—Commencez! plus vite!

—On ne va jamais bien loin quand on se dépêche, Ivan Matvieitch!

—Mais tu ne fais rien du tout, eh! Savélief! Qu'as-tu à rester les yeux écarquillés? les vends-tu, par hasard?… Allons, commencez!

—Que ferai-je tout seul?

—Donnez-nous une tâche, Ivan Matvieitch.

—Je vous ai dit que je ne donnerai point de tâches. Mettez bas la barque; vous irez ensuite à la maison. Commencez!

Les détenus se mirent à la besogne, mais de mauvaise grâce, indolemment, en apprentis. On comprenait l'irritation des chefs en voyant cette troupe de vigoureux gaillards, qui semblaient ne pas savoir par où commencer la besogne. Sitôt qu'on enleva la première liure, toute petite, elle se cassa net.

«Elle s'est cassée toute seule», dirent les forçats au commissaire, en manière de justification; on ne pouvait pas travailler de cette manière; il fallait s'y prendre autrement. Que faire? Une longue discussion s'ensuivit entre les détenus, peu à peu on en vint aux injures; cela menaçait même d'aller plus loin… Le commissaire cria de nouveau en agitant son bâton, mais la seconde liure se cassa comme la première. On reconnut alors que les haches manquaient et qu'il fallait d'autres instruments. On envoya deux gars sous escorte chercher des outils à la forteresse; en attendant leur retour, les autres forçats s'assirent sur la barque le plus tranquillement du monde, tirèrent leurs pipes et se remirent à fumer. Finalement, le commissaire cracha de mépris.

—Allons, le travail que vous faites ne vous tuera pas! Oh! quelles gens! quelles gens!—grommela-t-il d'un air de mauvaise humeur; il fit un geste de la main et s'en fut à la forteresse en brandissant son bâton.

Au bout d'une heure arriva le conducteur. Il écouta tranquillement les forçats, déclara qu'il donnait comme tâche quatre liures entières à dégager, sans qu'elles fussent brisées, et une partie considérable de la barque à démolir; une fois ce travail exécuté, les détenus pouvaient s'en retourner à la maison. La tâche était considérable, mais, mon Dieu! comme les forçats se mirent à l'ouvrage! Où étaient leur paresse, leur ignorance de tout à l'heure? Les haches entrèrent bientôt en danse et firent sortir les chevilles. Ceux qui n'avaient pas de haches glissaient des perches épaisses sous les liures, et en peu de temps les dégageaient d'une façon parfaite, en véritable artiste. À mon grand étonnement, elles s'enlevaient entières sans se casser. Les détenus allaient vite en besogne. On aurait dit qu'ils étaient devenus tout a coup intelligents. On n'entendait ni conversation ni injures, chacun savait parfaitement ce qu'il avait à dire, à faire, à conseiller, où il devait se mettre. Juste une demi-heure avant le roulement du tambour la tâche donnée était exécutée, et les détenus revinrent à la maison de force, fatigués, mais contents d'avoir gagné une demi-heure de répit sur le laps de temps indiqué par le règlement. Pour ce qui me concerne, je pus observer une chose assez particulière: n'importe où je voulus me mettre au travail et aider aux travailleurs, je n'étais nulle part à ma place, je les gênais toujours; on me chassa de partout en m'insultant presque.

Le premier déguenillé venu, un pitoyable ouvrier qui n'aurait osé souffler mot devant les autres forçats plus intelligents et plus habiles, croyait avoir le droit de jurer contre moi, si j'étais près de lui, sous le prétexte que je le gênais dans sa besogne. Enfin un des plus adroits me dit franchement et grossièrement: «— Que venez-vous faire ici? allez-vous-en! Pourquoi venez-vous quand on ne vous appelle pas?»

—Attrape! ajouta aussitôt un autre.

—Tu ferais mieux de prendre une cruche, me dit un troisième, et d'aller chercher de l'eau vers la maison en construction, ou bien à l'atelier où l'on émiette le tabac: tu n'as rien à faire ici.

Je dus me mettre à l'écart. Rester de côté quand les autres travaillent, semble honteux. Quand je m'en fus à l'autre bout de la barque, on m'injuria de plus belle: «Regarde quels travailleurs on nous donne! Rien à faire avec des gaillards pareils.»

Tout cela était dit avec intention; ils étaient heureux de se moquer d'un noble et profitaient de cette occasion.

On conçoit maintenant que ma première pensée en entrant au bagne ait été de me demander comment je me comporterais avec de pareilles gens. Je pressentais que de semblables faits devaient souvent se répéter, mais je résolus de ne pas changer ma ligne de conduite, quels que pussent être ces frottements et ces chocs. Je savais que mon raisonnement était juste. J'avais décidé de vivre avec simplicité et indépendance, sans manifester le moindre désir de me rapprocher de mes compagnons, mais aussi sans les repousser, s'ils désiraient eux-mêmes se rapprocher de moi; ne craindre nullement leurs menaces, leur haine, et feindre autant que possible de ne remarquer ni l'un ni l'autre. Tel était mon plan. Je devinai de prime abord qu'ils me mépriseraient si j'agissais autrement.

Quand je revins le soir à la maison de force après le travail de l'après-dînée, fatigué, harassé, une tristesse profonde s'empara de moi. «Combien de milliers de jours semblables m'attendent encore! Toujours les mêmes!» pensai-je alors. Je me promenais seul et tout pensif, à la nuit tombante, le long de la palissade derrière les casernes, quand je vis tout à coup notre Boulot qui accourait droit vers moi. Boulot était le chien du bagne; car le bagne a son chien, comme les compagnies, les batteries d'artillerie et les escadrons ont les leurs. Il y vivait depuis fort longtemps, n'appartenait à personne, regardait chacun comme son maître et se nourrissait des restes de la cuisine. C'était un assez grand mâtin noir, tacheté de blanc, pas très-âgé, avec des yeux intelligents et une queue fournie. Personne ne le caressait ni ne faisait attention à lui. Dès mon arrivée je m'en fis un ami en donnant un morceau de pain. Quand je le flattais, il restait immobile, me regardait d'un air doux et, de plaisir, agitait doucement la queue. Ce soir là, ne m'ayant pas vu de tout le jour, moi, le premier qui, depuis bien des années, avais eu l'idée de le caresser,—il accourut en me cherchant partout, et bondit à ma rencontre avec un aboiement. Je ne sais trop ce que je sentis alors, mais je me mis à l'embrasser, je serrai sa tête contre moi: il posa ses pattes sur mes épaules et me lécha la figure.— «Voilà l'ami que la destinée m'envoie!»—pensai-je; et durant ses premières semaines si pénibles, chaque fois que je revenais des travaux, avant tout autre soin, je me hâtais de me rendre derrière les casernes avec Boulot qui gambadait de joie devant moi; je lui empoignais la tête, et je le baisais, je le baisais; un sentiment très-doux, en même temps que troublant et amer, m'étreignait le coeur. Je me souviens combien il m'était agréable de penser,—je jouissais en quelque sorte de mon tourment,— qu'il ne restait plus au monde qu'un seul être qui m'aimât, qui me fût attaché, mon ami, mon unique ami,—mon fidèle chien Boulot.

VII—NOUVELLES CONNAISSANCES.—PÉTROF.
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